L'histoire est en Algérie une affaire populaire. Vécue comme une machine à remonter le temps, elle est devenue au fil des jours un vivier de références pour éclairer le présent et inventer l'avenir. Par martyrs interposés, partis et personnalités cherchent à s'approprier le passé pour asseoir leur légitimité ou pour contribuer au changement. Paradis pour les fabricants de pieuses légendes, elle est un enfer pour les historiens. Ceux-ci sont comme tous les êtres humains constitués de valeurs, mais ils ont une base commune : la méthode historique qui leur permet d'établir les faits. Nationaux, on les somme par différents moyens de pression de ne pas toucher aux apôtres de l'histoire officielle. On s'arrange donc pour faire oublier à l'opinion les conditions politiques et sociales dans lesquelles est produit le discours historique, les principes qui président à la formation des départements d'histoire, les centres de recherche et plus largement aux programmes et à la pédagogie des enseignants. El Watan ne devrait-il pas s'intéresser à l'ensemble de cette organisation et l'analyser sans préjugé aucun et sans attendre qu'on fasse ailleurs qu'en Algérie le bilan des ravages de l'obscurantisme dans les sciences humaines. Un autre problème au cœur des controverses sur la méthodologie du savoir historique a trait aux bases de la pertinence de ce savoir. L'école d'histoire nationaliste estime que seuls les Algériens peuvent parler en connaissance de cause de leur pays. Mais l'objectivité d'un point de vue autochtone qui serait indépendant est loin d'être prouvée. En 1965, Mohamed Chérif Sahli a écrit un ouvrage intitulé Décoloniser l'histoire. Dans les faits, son projet s'est traduit par la substitution d'une histoire officielle de la colonisation à une autre. L'Etat indépendant a mis Clio (1) au service de sa légitimité. Malgré un socle Commun, chacun des Présidents qui se sont succédé depuis 1962 a donné sa propre version de l'histoire, aucune ne ressemble à l'autre et il s'est toujours trouvé des meddahs pour la transcrire. Jusqu'à quand continuera-t-on à sacraliser les questionnements qui mutilent la dimension internationale de l'Algérie et à ignorer d'autres plus significatives de notre présent ? Quel est l'intérêt du retour mémoriel sur la colonisation s'il ne nous permet pas, dans notre réflexion, de donner au présent un sens apte à rendre à l'Algérien sa dignité et à ruiner le principe caïdal autoritaire dans la gestion du pays. Peut-on continuer à renvoyer tous les facteurs explicatifs de nos impasses à la colonisation quand on sait que les dynamiques qui ont façonné autrefois le devenir du pays et l'ont mené à la sujétion… sont toujours à l'œuvre. Colonisés, les Algériens sont-ils seulement des victimes, ou ne sont-ils pas aussi des acteurs responsables de l'histoire qui leur est arrivée ? Peut-on continuer un demi-siècle après l'indépendance à réduire notre histoire à une séquence précoloniale travestie et à une séquence coloniale ? Ne faut-il pas leur ajouter une séquence post-coloniale et ne pas fuir les questions embarrassantes auxquelles l'homme de la rue nous invite tous les jours ? L'ostracisme à l'égard de la culture internationale dénoncée comme une «invasion culturelle» de l'Occident ne contribue-t-il pas à l'enfermement de l'Algérie sans raffermir pour autant les fondements de l'algérianité? Enfin, doit-on, à l'image des auteurs français de la loi du 23 février 2005, imposer aux historiens le raisonnement manichéen qui évacue la complexité de l'histoire, la réduit à des aspects positifs ou négatifs et ferme la voie à tout dialogue. L'article 62 de la Constitution n'a-t-il pas pour fonction de sacraliser des mythes au détriment de la vérité et ouvrir la voie à la censure ?