L'Algérie est un pays rugueux fait de contrastes, si forts parfois qu'ils sembleraient tenir du paradoxe. La presse indépendante est un de ces paradoxes apparents les plus forts. Un rare alliage de force et de fragilité. Une sorte d' «incongruité». Dans le contexte d'un des pouvoirs les plus liberticides au monde et d'une violence étatiste et islamiste qui laisseront longtemps les journalistes algériens en haut du palmarès de la persécution, s'est imposée pourtant une presse à la liberté de ton, à l'acuité du regard et à l'intelligence du réel, rares en dehors des vieux pays démocratiques. Ce n'est pourtant pas une curiosité ou un épiphénomène. Les 20 ans d'El Watan, avec un rayonnement qui perdure, attestent au contraire de son ancrage social et de sa pérennité. Ce n'est pas une expérience surgie du néant. C'est la conjonction d'un ébranlement du pouvoir, d'une irruption violente de la question démocratique et de l'assaut donné par ceux qui avaient bricolé déjà des outils de parole libre. Aussi répressifs soient-ils, les pouvoirs sont obligés, malgré-eux et même en ne l'admettant pas, de voir grignoter des espaces publics qui leur échappent. Ils n'ont pas capacité à contrôler tout même s'ils le fantasment et gouvernent aussi par le fait de chercher à le faire croire. Comme l'enseigne la chute des régimes totalitaires à l'Est, ceux qui ont aidé à la précipitation de cette chute n'ont pas jailli de la cuisse de Jupiter, mais ont ferraillé contre les régimes et les ont miné en usant et élargissant les interstices du cadre imposé. C'est ce cheminement au travers des méandres du réel qui a donné cette presse comme une incongruité dans un paysage liberticide. Il est nécessaire de rappeler ces vérités élémentaires quand ce sont ceux qui détiennent les pouvoirs du pays qui, à côté du bâton de la répression, s'évertuent à cultiver une suspicion sur cette presse pour la décrédibiliser, avec le même esprit que ces violeurs se croyant des droits sur toute femme et qui traitent rageusement de putain celle qui ne consent pas à se coucher devant eux. «Tayabet el hammam» n'est pas un qualificatif moins insultant. Nulle intention de ma part de sacrifier à un quelconque rituel de célébration, de tresser des lauriers ou de mythifier la réalité bien complexe de cette presse. Oui, comme chacun le sait, El Watan, comme d'autres organes de presse, est traversé de sensibilités diverses et c'est tant mieux. Il y transpire, à travers les lignes, des contradictions, celles qui travaillent la société algérienne et il m'est arrivé de ne pas me reconnaître dans une des positions exprimées. Je ne suis pas également sans ignorer les faiblesses du journal ou ce que j'interprète parfois, à mon prisme, comme des ambiguïtés voire des compromissions. Cela est vrai. Mais, malheureusement pour le pays d'abord, nulle part le débat n'est aussi riche et difficilement porté que dans la presse et El Watan en premier. Peut-on décemment parler des faiblesses de la presse, de celles d'El Watan, en oubliant l'indigence du champ politique, opposition démocratique comprise, l'état sinistrée de l'université, l'inexistence de la recherche, le champ culturel stérilisé, l'asphyxie lente et organisée des intellectuels. S'il est une faiblesse évidente de cette presse, c'est justement d'être investie, et d'avoir parfois la tentation d'y répondre, d'attentes sociales, politiques et même scientifiques que le vide du champ politique et intellectuel détourne sur elle et qu'elle n'a pas vocation de porter. Elle est lestée de tout cela, d'être le rare, le plus important espace de débat. Sous menace constante de disparition ou de rapt. Pourtant malgré tout cela, elle reste l'unique observatoire crédible et fiable. Comme citoyen ou comme chercheur, je commence toujours ma matinée de travail avec la lecture de cette presse et en premier El Watan et, comme dans une mine, on tamise et on élague beaucoup, mais on trouve toujours du minerai de réel qu'on ne trouve pas ailleurs. J'y ai trouvé et participé à des débats que l'université et le ministère de la Culture n'assument plus. Comme beaucoup de citoyens ou de chercheurs de bien plus grande qualité que la mienne, je n'ai pu dire mes indignations de citoyen ou mes observations de chercheur sur des sujets sensibles pour le pays, nulle part ailleurs en Algérie qu'à El Watan et quelques autres journaux de la presse indépendante ou….dans les Centres culturels Français d'Algérie. Il est vrai que c'est le même pays où un chercheur de la stature de Mohamed Arkoune, même dans sa mort, n'a pas mérité l'attention de nos gouvernants et n'a trouvé refuge digne de lui que dans cette presse, à El Watan et… au Maroc.