Au nom de Dieu, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux. «Et parmi Ses signes, la création des cieux et de la terre, la diversité de vos idiomes et de vos couleurs; il y a en cela des preuves pour les savants. » Le Saint Coran, sourate «Er Roum», (Les Byzantins) ; verset 22. Durant ma carrière de professeur de français langue étrangère, j'ai été souvent confronté à des élèves qui avaient des difficultés à prononcer certains sons ou à les confondre avec d'autres. Ces difficultés étaient généralement dues à l'inexistence dans le parler algérien de quelques sons typiquement français, comme les sons /u/, /e/, /an/, /lon/, /i/l, /un/, /v/ et /p/, par exemple. Et c'est ainsi que, partant de cette réalité, et aiguillonné par la curiosité et l'enthousiasme du jeune professeur que j'étais, je fus très tôt amené à m'intéresser à la phonétique de la langue que nous parlons dans notre pays et que l'on désigne sous l'appellation de «langue dialectale» ou «dialecte algérien». Comme la plupart de mes compatriotes, je pensais sincèrement que ce «dialecte» était dérivé de la langue arabe et qu'il était un sous-produit de celle-ci. Or, plusieurs linguistes affirment que la langue dialectale algérienne n'est pas issue de la langue arabe et qu'au lieu de dire qu'elle en est la fille, il serait plus proche de la vérité de dire qu'elle en est la sœur. Elles auraient toutes deux les mêmes origines sémitiques. Les spécialistes les classent dans le même groupe de langues dites chamito-sémitiques. Dans cette contribution, je me propose humblement à verser dans ce sens en montrant que le parler algérien est une langue à part entière. Ma démarche s'appuiera sur la mise en évidence d'une de ses particularités. Pour ce faire, déblayons le terrain avec quelques notions théoriques. La phonétique est une branche de la linguistique qui s'occupe de l'étude des sons produits par un locuteur donné. Les linguistes appellent phonèmes chacun des sons d'une langue. N'importe quel dictionnaire vous dira qu'un phonème est un élément sonore distinctif dans le langage articulé, c'est-à-dire dans le langage humain. Le phonème est donc le son minimal pouvant être prononcé par un être humain. Il est souvent associé à chacune des lettres de l'alphabet d'une langue même si cela n'est pas toujours vrai. En effet, nous savons que, pour le français par exemple, il y a plus de phonèmes que de lettres de l'alphabet parce qu'il faut ajouter à ces dernières (au nombre de vingt-six) les sons /ch/, /in/, /un/, /an/, /on/, /ou/, les différentes prononciations des /e/ accentués, les /a/ bref et long, etc. Par contre, chaque langue utilise un nombre fini et immuable de ces phonèmes. Ce nombre varie selon les langues mais il reste toujours très limité : il y a rarement plus d'une cinquantaine de phonèmes par langue. Comment les phonéticiens arrivent-ils à déterminer le nombre de phonèmes d'une langue donnée ? C'est en étudiant un grand nombre d'énoncés et en utilisant une règle bien simple dite preuve de commutation qu'ils arrivent à affirmer que telle langue possède tant de phonèmes. Cette règle consiste à remplacer dans un énoncé simple, comme un mot, un seul phonème à la fois. Si l'énoncé change de sens, on peut affirmer que cela est dû à la présence du phonème remplaçant, l'existence de ce phonème étant ainsi prouvée. Un exemple concret permettra de mieux saisir cette opération. On peut affirmer, qu'en français, les sons /b/l, /k/, /f/, /i/, /m/, /n/, /p/, /r/, /t/ et /ch/ sont des phonèmes à part entière parce que chacun d'eux permet d'obtenir un mot de sens différent si on les permute comme dans basse, casse, fasse, lasse, masse, nasse, passe, race, tasse et chasse. De même que les unités sonores (a), (o) et (u) sont distinctes parce qu'elles permettent de différencier trois sens dans les énoncés « rase», «rose» et «ruse ». Et c'est «en analysant ainsi un très grand nombre d'énoncés français que les phonéticiens arrivent à déterminer le nombre exact des phonèmes de la langue française et les règles de leur emploi» (Bertil Malberg, Manuel de phonétique générale, Picard édition, 1974.). Ainsi, la langue française utilise 37 phonèmes dont 18 consonnes, 12 voyelles orales, 4 voyelles nasales et 03 semi-voyelles dont on peut trouver la liste dans les premières pages de tout dictionnaire de français. En appliquant cette règle bien simple, on peut calculer sans aucun risque de se tromper le nombre de phonèmes de chaque langue, de chaque dialecte, de chaque parler régional voire tribal. Et, j'arrive au cœur du sujet dont je voulais vous entretenir, c'est en procédant de la sorte que je me suis aperçu, par hasard, d'une chose inattendue, si inattendue qu'elle peut se révéler embarrassante, si elle s'avérait, pour ceux qui affirment que le parler algérien n'est qu'un dialecte arabe, c'est-à-dire un sous-produit de la langue arabe. Je venais de découvrir, c'est le mot, que la langue parlée en Algérie, possède un phonème de plus que la langue arabe. Ni plus, ni moins. Il s'agit du phonème (g) (guèf), voisin du (q) (qèf). J'entends déjà s'élever des voix criant leur désappointement et leur désaccord. Non, je n'entends pas par « g » la variante de prononciation locale que l'on retrouve dans plusieurs régions du monde dit arabophone. En effet, si le mot café, en arabe « qahwa », est prononcé «gahwa» dans les zones rurales et pastorales du Moyen-Orient, cela ne reste qu'une prononciation un peu « spéciale » qui ne change en rien le sens du mot. De même que pour le verbe «dire» qui se prononce, même chez nous, indifféremment «guèl» ou «qèl» sans que le sens change d'une prononciation à l'autre. Je me permets ici de faire une autre remarque : dans bien des régions, le « q » est souvent prononcé « a » comme dans la région de Tlemcen en Algérie, dans presque toute l'Egypte ou encore en Syrie. Et c'est peut-être la proximité phonétique de ces variantes localisées et localisables de prononciation du phonème « q » avec ce que j'ose avancer ici qui a longtemps voilé l'évidence de ce que je m'en vais essayer de démontrer dans ce qui suit. Comparons les mots algériens /qasba/ et /gasba/. Le premier signifie «la cité de la Kasbah» ou encore, en Oranie, «prison». Le second désigne le roseau ou la flûte, l'instrument de musique. Nous constatons qu'il est impossible pour un Algérien de confondre ces deux mots et d'employer l'un pour signifier l'autre. Pour un locuteur du Moyen-Orient, par exemple, /qasba/ signifie /gasba/; là où nous entendons deux mots avec deux sens différents, lui ne «verra» qu'un seul mot et un seul sens. Et c'est en comparant plusieurs de ces doublets où il est aisé de constater que la permutation du /q/ avec le /g/ opère un changement de sens évident, que je suis arrivé à conclure que, dans le parler algérien, le phonème /g/, (guèf) est un phonème à part entière. Voici quelques uns de ces doublets où l'emploi du /g/ à la place du /q/ change indiscutablement le sens des mots : Mots avec le phonème « q » et leur sens « mèqli » (frit) -qar ‘ aa (bouteiIle ou courge) - nèqqi (nettoyer) -zèqqa (déposer ses fientes pour un oiseau) -douq (frapper à la porte) -dèqdèq (tapoter, frapper à la porte) -qdem (anciens) -maqroud (gâteau bien de chez nous) -qèbli (avant moi) -qarn (siècle) -menqouch (gravé) -qrina (nous avons étudié ou lu) -bèqi (reste) -qè'e (le fond) -qèrqèb (faire du bruit) Mots avec le phonème « g » et leur sens -mègli (torréfié) -garaâ (chauve, adj. et nom féminin) -nèggui (éplucher) -zègga (crier) -doug (enfoncer, piler, écraser) -dègdèg (casser, pulvériser) -gdem (talon) -magroud (cassé, brisé) -guèbli (qui vient du Sud) -garn (plastique, corne d'un animal) –mengouch (boucle d'oreille) -grina (la rage) -bègui (maigre) -guè'e (tout le monde) -guèrguèb (boire goulûment) Cette liste est loin d'être exhaustive. Et, il ne se passe pas un jour où je ne trouve pas un ou deux de ces doublets - les phonéticiens les nomment « paires minimales » - qui viennent l'enrichir et me conforter dans ce que j'affirme : nous avons là un phonème qui n'existe pas dans la langue arabe. Son existence est prouvée par son emploi, il modifie le sens du mot alors que dans tous les autres parlers «arabophones», il n'est qu'une variante de prononciation sans aucune incidence sur la signification du mot. Parfois, il permet de distinguer deux mots que nous avons sans doute empruntés à la langue arabe et que l'usage a fini par rapprocher phonétiquement comme la paire « gdem » et « qdem », issus respectivement de « qadem » (pied) et de « qadim » (ancien). Dans d'autres cas, comme par exemple dans la paire « qar'aa » et « gar'aa », on sent bien comment la distinction entre les deux phonèmes « q » et « g » a permis la création de deux mots désignant deux choses différentes par glissement de sens (de chauve à toute surface arrondie, lisse, sans aspérités et dépourvue de poils ou de cheveux). Comparez « nèqqi » et « nèggui », « doq/ » et « dog » et « dèqdèq » et « dègdèg ». Ici on constate que le phonème « g » a permis de créer des mots bien algériens (maghrébins ?) par glissement de sens à partir de mots arabes. Et encore faudra-t-il prouver par des recherches minutieuses lequel des deux mots dérive de l'autre, si dérivation il y a eu. Ce phonème est la preuve concrète que le parler algérien n'est pas un avatar de la langue arabe mais qu'il constitue une langue à part entière. C'est une langue qui a su emprunter aux différentes langues qu'elle a croisées durant son histoire comme toutes les langues modernes actuellement parlées dans le monde. Le parler algérien n'est pas issu de la langue arabe. Les spécialistes disent plutôt que notre parler dérive de la langue punique. Celle-ci était parlée par nos ancêtres numides. Or cette langue punique est une langue chamito-sémitique comme l'arabe, l'hébreu, l'araméen et bien d'autres langues vivantes ou mortes du Moyen-Orient et du versant sud de la Méditerranée comme sans doute le tamazight. Tous les historiens s'accordent à dire que la l'alphabet arabe est issu d'une variante du nabatéen ou du syriaque, langues dérivées de l'araméen. Comme la langue punique ramenée sur nos rivages par les Phéniciens, il y a près de trois mille ans. Toutes ces langues partagent beaucoup de ressemblances du fait de leur origine commune. Je n'en veux pour preuve que ces deux éléments avérés et facilement vérifiables : - Les pérégrinations du prophète Abraham (PSL) et de son peuple, déplacements incessants qui l'ont mené de sa ville natale Our, en basse Mésopotamie (sud de l'Irak actuel), à la terre de Canaan (littoral palestinien) puis en Egypte et en Péninsule arabique, n'ont pu se faire que grâce à ces similitudes linguistiques. - Le Saint Coran est truffé de mots appartenant à ces langues et c'est ce qui a facilité, en partie, la propagation rapide de l'Islam dans ces contrées. Plus tard après l'islamisation du Maghreb et pour des raisons pratiques et historiques, nos ancêtres ont adopté l'écriture arabe. Comme l'ont fait les Perses, les Afghans, les Pakistanais et bien d'autres peuples. Mais si les Pakistanais, par exemple, ont inventé une graphie pour tous les phonèmes de l'ourdou (langue de leur pays) inexistants en langue arabe, comme le son « v » qu'on trouve dans Pervez Mussaraf (nom de leur ex- président), les Algériens, et par extension tous les Maghrébins, n'ont pas réussi à transcrire le son « g » (guèf) probablement à cause de sa proximité avec les sons « q » et « a ». Cette proximité a sans doute, à mon humble avis, brouillé leurs tentatives. Bien sûr, et sans doute pour les mêmes raisons évoquées plus haut, notre parler a abondamment puisé dans le vocabulaire de la langue arabe. Mais pas seulement. Dans une précédente contribution, j'ai montré que la langue parlée par les Algériens contenait un nombre impressionnant de mots appartenant à tamazight. Cependant, si notre langue a beaucoup puisé dans la langue arabe, elle n'a pas perdu pour autant son fond punique dont elle a conservé les particularités phonétiques mais aussi grammaticales. Avant de clore ce chapitre, je me permets de faire deux petites remarques ; Longtemps je me suis retenu de faire part de cette «découverte» parce que j'appréhendais, et j'appréhende toujours, la réaction de ceux qui sacralisent la langue arabe et qui ne vont pas s'empêcher de crier au sacrilège. A ceux-ci, je répondrais qu'il n'y a là aucun blasphème à reconnaître le fait que les Algériens ont leur propre langue, distincte de la langue arabe, et que cela n'a aucun rapport avec notre foi. Nous sommes musulmans certes, mais cela ne nous empêche pas d'avoir notre langue. En d'autres termes, reconnaître notre langue ne signifie nullement un reniement de notre foi. Il n'y a que les tenants de l'arabité des Algériens, au sens ethnique du terme, qui verraient leur théorie battue en brèche par la reconnaissance de la langue algérienne. La deuxième remarque est que nous pouvons nous enorgueillir du fait que ce phonème a permis à nos ancêtres de créer des mots bien algériens comme « gourbi » (taudis) qu' on ne retrouve nulle part ailleurs et qu'il ne faut pas confondre avec «qourbi» (près de moi), appartenant bien à la langue arabe, lui. Personne ne peut nier l'existence de ce mot, ni son origine maghrébine ni son usage. Mais s'il nous fallait l'ajouter à notre dictionnaire d'arabe (langue officielle du pays), on serait bien embarrassé quant à sa transcription. Il nous faudra alors bien lui inventer une graphie spéciale. On serait devant un dilemme : ou reconnaître le phonème « guef » et, par la même, la langue qui l'utilise ou le nier et déclarer que le parler algérien n'existe pas. Signalons que ce mot «gourbi» est d'ailleurs passé dans la langue française. De même que le mot « guelta » (une mare, un étang) ne se rencontre nulle part dans le monde dit arabe ailleurs que dans le Maghreb. On ne peut transcrire les noms des villes Agadir (Maroc), Guelma (Algérie) et Gafsa (Tunisie) sans reconnaître l'existence du phonème guef. Ce phonème n'est d'ailleurs pas l'unique particularité du parler algérien. Il en existe d'autres relatives à sa syntaxe (grammaire et conjugaison) qui, soit dit en passant, est beaucoup plus simple que celle de la langue arabe. En conclusion, je demanderais humblement aux personnes qui ne partagent pas mon point de vue de me proposer des arguments étayés d'exemples clairs. Mais, de grâce, épargnez-moi les discours plus ou moins teintés de religion beaucoup plus prompts à l'excommunication qu'au débat.