Depuis Souleik Ibn Essoulaka, poète damné du IIe siècle, la nostalgie du pays, en tant que thème hautement littéraire, n'a pris aucune ride parmi les poètes sur toute l'étendue géographique couvrant le fin fond du Golfe, en Orient, jusqu'à l'Andalousie, en Occident. Poursuivi par des adversaires bien aguerris auxquels, dit la légende, il aurait porté atteinte à l'honneur de leur tribu, il tenta, le cœur gros, une «petite escapade», selon sa propre mère, mais en ayant, pour son bonheur ou son malheur, le regard tout le temps fixé sur son lieu de naissance. Il finit donc par se faire tuer non sans avoir, au préalable, enregistré, avec son propre sang, le récit de sa déconvenue sur une roche de la grotte où il était allé chercher asile. C'est ce panache de sentiments et d'idées de son geste désespéré, qui devait par la suite inspirer tous les poètes à travers les âges. C'est même devenu, en littérature arabe, un sens giratoire obligatoire pour tout poète ayant songé un jour à parler de son terroir. Faut-il dire aussi que cette nostalgie du lieu a toujours été une aubaine pour tous ceux qui ont mis en musique les paroles des poètes ? Ce «tressaillement» pour reprendre Victor Hugo à propos de Charles Baudelaire, constitue le même panorama intellectuel pour tant de générations de poètes et de musiciens. En effet, si le pélican, oiseau palmipède, représente, selon une tradition européenne, le symbole de l'amour paternel, voire tout ce qui a trait aux premières amours ; eh bien, le côté nostalgique que suscitent chez les poètes les lieux de l'enfance forme les fondements sur lesquels s'établit une sensibilité commune à tous les poètes de cette aire géographique englobant la totalité du monde Arabe. Dans une tessiture de voix incomparable qui va du soprano jusqu'à la limite du barytone, le regretté Redouane Bensari, excellent interprète de musique andalouse, nous ressuscite bien justement cette enveloppante nostalgie du pays : «Je m'arrête auprès des vestiges de mon terroir, et me voilà à héler les gens qui me sont très proches !». A sa suite, Beheidja Rahal, la nouvelle diva du chant andalou, transporte son auditeur à travers les âges d'une vieille civilisation ayant pignon sur les bons sentiments, tout en lui donnant à voir ce que cache la véritable nostalgie des lieux, à savoir l'état d'âme qui demeure toujours égal à lui-même. Quant au magistral El Hachemi Guerrouabi (1937-2005), dans les poèmes du patrimoine populaire algérien et andalou, il s'est fait indirectement l'écho de cette très vieille tradition, celle qui tient à faire la liaison entre Souleik Ibn Essoulaka et tous ceux qui ont tenu à faire de la nostalgie du lieu un élément essentiel dans leur vie de tous les jours. Guerrouabi est vraiment superbe lorsqu'il nous décrit, de sa voix toute d'amour pour son pays, la déclinaison du soleil à l'horizon et l'attachement automatique dont il fait montre avec le terroir proprement dit. La chanteuse kabyle, Chérifa, ne s'éloigne guère, elle aussi, de ce fond de grande civilisation lorsque nous l'entendons répéter avec tristesse son départ de la ville d'Akbou après la fin de Seconde Guerre mondiale : "c'en est fini de nous, ma chère ville, la gaieté est partie à tout jamais ! Que reste-t-il de cette petite escapade poétique de Souleik Ibn Essoulaka, sinon qu'elle demeure toujours porteuse et vivace parmi les poètes et les musiciens, et qui est en mesure encore d'estampiller les sentiments et les idées des générations à venir du Golfe jusqu'aux pays du Maghreb ?