« Heureusement que la littérature résiste à toutes les dérives et les guerres les plus absurdes. » Je ne sais pas si cette phrase vient de moi ou de quelqu'un d'autre, mais je n'ai cessé de la répéter en traversant l'interminable Sunset Boulevard qui coupe Los Angeles en deux avant de finir dans le Pacific Ocean, pour m'engouffrer enfin dans une bibliothèque de la petite ville de Santa Monica, en plein cœur de Los Angeles et découvrir avec bonheur l'œuvre d'un Philip Roth, grand écrivain et chef de file incontestable de toute une génération. On a une image très réductrice de l'Amérique (USA) d'aujourd'hui, traversée par les clichés les plus simplistes. Certes, l'Amérique d'aujourd'hui ne nous offre pas beaucoup d'alternatives de jugement ; elle nous met face à la question récurrente : vivons-nous l'aube d'une ère nouvelle avec tous les fracas qui s'imposent ou c'est tout simplement les ingrédients d'un crépuscule de puissance qui ne dit pas son nom ? Nul ne peut contester que depuis la chute du système bureaucratique de l'ex-URSS et l'anéantissement de ses choix idéologiques, les USA sont devenus les maîtres incontestés de notre monde moderne. Mais seulement, et dans ce cas de figure, rien n'est acquis d'avance. Le rappel à l'ordre lancé par le journaliste et poète Walt Witman nous rend à une évidence qu'on a généralement tendance à oublier : « Il est dans la nature même des choses que tout succès porteur de fruits, quel qu'il soit, engendre une suite qui nécessitera de futurs combats. » Après avoir vaincu les syndromes du 11 septembre, les USA devraient se préparer pour combattre un fléau invisible qui n'a d'autre nom que celui de la peur. L'évolution des civilisations dominantes et leur volonté d'expansion se heurtent toujours à des défis qui les entraînent dans des batailles incessantes et incertaines. Depuis des millénaires, l'expansion militaire est autodestructrice, même si le pays qui la conduit défend des valeurs de progrès. Les solutions prônées par une littérature mettant en avant les guerres de civilisation ne résoudra aucunement le problème de l'être et de ses angoisses. Les attentats du 11 septembre, qui ont endeuillé l'Amérique et le monde, ont remis au goût du jour l'essai écrit par Samuel P. Huntington, professeur à Harvard, publié en 1993 dans la revue Foreign Affairs, puis en français en 1997 chez Odile Jacob sous le titre Le choc des civilisations. Cet essai reprend à son compte une idée qui est devenue aujourd'hui trop classique pour ne pas dire trop vieille : l'Occident menacé par la puissance grandissante de l'Islam et de la Chine parvient-il à conjurer son déclin et son péril ? « Les différences culturelles ne pousseront-elles pas les uns et les autres vers un type de conflit qui repose essentiellement sur une violence sans précédent ? Les causes du conflit renaissant entre l'Islam et l'Occident résident dans des questions culturelles et politiques fondamentales. Qui domine ? Qui est dominé ? ... Tant que l'Islam restera l'Islam (ce qui est certain) et que l'Occident restera l'Occident (ce qui l'est moins), ce conflit fondamental entre deux grandes civilisations et deux modes de vie continuera à influencer leurs relations à venir tout comme il les a définies depuis quatorze siècles... le problème pour l'Islam n'est pas la CIA ou le ministère américain de la Défense. C'est l'Occident, civilisation différente, dont les représentants sont convaincus de l'universalité de leur culture et croient que leur puissance supérieure, bien que déclinante, leur confère le devoir d'étendre cette culture à travers le monde » (S. Huntington. : Le Choc des civilisations). Je crois que ce livre est devenu après le 11 septembre la bible incontournable de ceux qui font de nouvelles croisades leur cheval de bataille pour camoufler les vraies crises d'une modernité cherchant l'équilibre dans un monde qu'elle a totalement déséquilibré, et sur tous les plans. J'évite de polémiquer sur une question suffisamment débattue, et qui est plus une justification guerrière sans véritables fondements historiques, qu'un argument solide ou un désir de vie humaine dans le respect du différent et du commun. L'humanité, dans les moments les plus durs et les plus abjects, a su faire face à toutes les insuffisances et les dérives, et construire des passerelles qui ont fait des civilisations des lieux de rencontre, de partage et de dialogue que génératrices de guerre. Je me dis toujours : « Heureusement que la littérature résiste à toutes les dérives et les guerres les plus absurdes. » Elle nous donne l'image d'un monde plus clément, plus soucieux de l'individu et de son avenir, d'une autre Amérique plus humaine et plus imaginatif. Les dernières années ont vu un foisonnement littéraire sans précédent en qualité et en quantité même si cela n'enlève en rien le mérite d'une littérature devenue aujourd'hui classique qui a marqué l'humanité par son courage et son savoir-faire esthétique (Edgar Alain Poe, Mark Twain, Ernest Himinguay, Walt Witman, William Faulkner...). Une nouvelle littérature marquée par un grand métissage et une mixture autochtone, irlandaise et négro-africaine... C'est la littérature de cette nouvelle Amérique qui se fait dans les déchirures humaines, mais aussi dans le bonheur de la vie et le respect de la différence et de l'identité individuelle qui prime sur l'identité communautaire génératrice de guerres et d'exclusions. Philip Roth s'impose par son écriture et son style spécifique. C'est l'homme des grands prix (le National Book Award en 1995 pour Le Théâtre de Sabbath, Le National Book Critics Circle Award en 1987 pour La Contrevie, Le prix Pulitzer pour Pastorale américaine, Le Pen Faulkner Award qui a couronné en 2002 Opération Shylock et La Tache qui a eu le prix Médicis étranger en 2002). Il est traduit entièrement en français, chez Gallimard. Depuis son roman : La Contrevie, qui date du milieu des années 1980 sur la condition de l'homme juif athée confronté à l'hystérie puritaine, Philip Roth n'a cessé de surprendre ses lecteurs les plus avertis, avec des matériaux littéraires très simples, des fois journalistiques mais très efficaces. Il entremêle dans ses romans le problème de couple et de l'amour, qui traverse en aval et en amont, toute son œuvre romanesque : Le sein, Ma vie d'homme, La Contrevie, Pastorale américaine, Professeur de désir, Le Grand roman américain, Les faits, Patrimoine, Tromperie, Opération Shylock, La tache... et qui lui ont valu le rang d'icône. Dans son dernier roman La Bête qui meurt , Philip Roth revient à son thème fétiche : « Le bonheur de l'être face à la mort et à l'amertume de la désillusion. » Il travaille, sans relâche sur une trame très simple, presque plate par son rythme répétitif et très attaché à la quotidienneté : l'amour infernal qui n'aboutit qu'à des questions ontologiques insolubles et à des incertitudes. David Kepesch, professeur vieillissant (qui ressemble farouchement à P. Roth), tombe amoureux d'une de ses étudiantes : Consuela Castillo, Cubaine très hostile aux idées reçues, pourvue d'une poitrine mythologique. « Je l'ai connue il y a huit ans ; elle suivait mes cours. Je n'enseigne plus à plein temps et d'ailleurs, à vrai dire, je n'enseigne plus la littérature du tout, puisqu'il y a maintenant plusieurs années que je donne qu'un seul cours, un grand séminaire de troisième cycle sur la critique appliquée. J'ai beaucoup de succès auprès des étudiantes... Or moi, je suis sensible à la beauté féminine, tu le sais. Chacun ses faiblesses : telle est la mienne. Je vois cette beauté, elle me rend aveugle à tout le reste. » (La Bête qui meurt p.3). David se raconte dans le silence ou plus exactement il parle à un interlocuteur muet (tu le sais...) de sa dépendance sexuelle, mais surtout de cette peur enfouie en lui, celle de l'impuissance qui traverse déjà son corps et son regard ébloui par une Amérique lumineuse mais allant tout droit vers les grandes illusions de liberté. P. Roth développe les mêmes inquiétudes dans un roman précédent qui l'a fait connaître à travers le monde : Le Sein mais aussi La Tache dont le film tiré du roman est loin de refléter la grandeur d'âme des personnages même dans leurs peines ; et une grande habilité de mêler les obsessions au grand flux de l'histoire qui donne à son œuvre toute sa dimension singulière. L'homme et ses désirs de domination sont très présents, mais tout est éphémère. Consuela personnage métonymique n'a d'autre chose à offrir qu'une poitrine très généreuse, une poitrine porteuse de vie mais aussi c'est par elle que la fin viendrait : atteinte de cancer. Avec un lyrisme cruel, il décrit la déchéance d'une société qui a raté sa liberté. Il dynamite toutes les catégories de l'intérieur et mine les vieilles assurances. C'est une écriture traversée par la folie, l'amour, le désir et qui fait exploser les cadres et les normes du roman naturaliste. Philip Roth impose, enfin, la mort comme dernier recours indésirable, puisque le cheminement des insatisfactions ne peut mener qu'à cette finalité si chère à l'écrivain. On est plus dans le registre de Love Story d'une Amérique Idyllique et trop romantique, mais plutôt dans une société à la recherche d'un idéal, bien décrite par la plus anglaise des romancières américaines Elizabeth George. Celle- ci, tout comme Philip Roth, a réussi dans : Une Patience d'ange et surtout dans son dernier roman noir : Mémoire infidèle à mettre en exergue le caractère angoissant de la nouvelle société américaine en pleine mutation, en reprenant à son compte les thèmes favoris de sa génération : « La peur, la mémoire, l'impuissance, le couple et l'hypocrisie contagieuse. »