On le sait, «les civilisations sont mortelles»(Valéry). Les empires aussi. L'histoire nous en fournit assez d'exemples. Pourquoi l'empire américain, comme l'appelait déjà Claude Julien dans les années 1970, échapperait-il à la norme ? Hégémonie exclusive [«A l'échelle internationale, les Etats-Unis se retrouvent placés dans une situation de suprématie qu'aucune puissance n'a connue depuis plus d'un siècle. Désormais, «l'empire américain est le seul au monde, c'est une hégémonie exclusive, et c'est la première fois que ce phénomène étrange survient dans l'histoire de l'humanité». Certes, dans le monde contemporain, la prépondérance d'un empire ne se mesure plus à la seule emprise géographique. Outre de formidables attributs militaires, elle résulte essentiellement de la suprématie dans le contrôle des réseaux économiques, des flux financiers, des innovations technologiques, des échanges commerciaux, des extensions et des projections (matérielles et immatérielles) de tous ordres. A cet égard, nul ne domine autant la Terre, ses océans et son espace environnant que les Etats-Unis»... (I. Ramonet)] Déclin de l'Amérique : une réalité en marche ou une illusion ? Il y a quelques années, E. Todd écrivait Après l'empire. Il diagnostiquait les facteurs qui entraînaient le déclin, à ses yeux prévisible, de la puissance américaine après l'effondrement de l'ex-URSS, où pourtant le triomphalisme dominait. Il remarquait que [«...les Etats-Unis sont condamnés à jouer le rôle de « gendarmes du monde » pour légitimer l'énorme tribut qu'ils prélèvent depuis la seconde guerre mondiale sur les économies de ceux qu'ils prétendent protéger. Si les dangers disparaissaient la justification des Etats-Unis s'évanouirait, entraînant la fin du tribut qui s'exerce via la suprématie du dollar et les déficits gigantesques du budget américain et qui permettent le train de vie démesuré des Américains et les profits de l'oligarchie américaine. En quête de sécurité, les capitaux des épargnants du monde entier affluent vers les Etats-Unis sous forme d'obligations, de bons du Trésor ou de prêts à long terme, et sont dilapidés sous forme de consommation à court terme pendant que les Etats-Unis se désindustrialisent à grandes enjambées. Toute la problématique pour les Américains est de continuer à se rendre indispensables. Ils ont besoin d'une certaine insécurité pour justifier la confiance des épargnants du monde entier...»] L'économie américaine est- elle en danger ? De plus en en plus d'économistes prédisent le pire pour l'économie des Etats-Unis. Le sentiment est partagé par les Américains. Victime de sa propre puissance, de ses aventures militaires ruineuses, d'une monnaie de référence mondiale, le dollar roi, de plus en plus contestée, dont l'hégémonie semble terminée. Dans American parano, Immarigeon met en évidence les faiblesses croissantes d'un pays qui a développé une forme particulière de capitalisme, où la réussite personnelle et l'enrichissement individuel sont les valeurs les plus exaltées aux dépens de la solidarité, phénomène déjà bien décrit par Tocqueville. Aujourd'hui, le système a échoué. La crise récente, dont elle n'est pas prête de sortir, qui est loin d'avoir produit tous ses effets, est là pour nous le rappeler. Le système bancaire est malade de ses dysfonctionnements. Les dettes des USA sont abyssales. Le pays vit à crédit. Son économie est délabrée, gangrenée par une crise qui vient de loin, dont les causes restent présentes, malgré quelques corrections marginales, annonçant d'autres répliques. Des zones comme Détroit sont ravagées. Des Etats sont en faillite. La déflation menace. L'installation d'un chômage structurel, les inégalités qui se creusent, l'appauvrissement de larges couches de la population : un vrai séisme social, effets d'une priorité donnée depuis longtemps à la rente, à la spéculation, aux intérêts de Wall Street plutôt qu'aux salaires et aux investissements publics et productifs. 50 millions d'Américains sont mal-nourris. Un changement d'ère s'annonce. Le libéralisme d'antan n'a plus la cote. [«Comme l'a si bien écrit l'économiste Robert Reich, ancien ministre du Travail de Bill Clinton, dans le New York Times du 2 septembre, «ce Labor Day est le pire pour les travailleurs dans notre mémoire récente», car aujourd'hui ils travaillent beaucoup plus pour gagner moins. Le revenu moyen d'un travailleur aujourd'hui, après correction de l'inflation, est moins élevé qu'il y a 30 ans. Et puisque le pouvoir d'achat décline, un ouvrier d'aujourd'hui travaille en moyenne 100 heures de plus chaque année qu'il y a deux décennies pour rester la tête hors de l'eau, tandis que l'ouvrière moyenne travaille 200 heures de plus chaque année. En même temps, les riches sont toujours de plus en plus riches. Comme l'a noté Reich, « à la fin des années 70, le top 1% des familles américaines les plus riches gagnait 9% du revenu total du pays ; mais en 2007 le top 1% a encaissé un énorme 23,5% du revenu total» et aujourd'hui avec la crise ces chiffres sont sans doute encore pires. Le pays n'avait plus connu une telle concentration de sa richesse dans les mains de l'élite depuis 1928, juste avant la Grande Dépression...»] Un programme de relance presque épuisé L'engagement pris par la Fed, au début d'août, de racheter pour 10 à 20 milliards de dollars par mois de bons du Trésor américain et de titres immobiliers revient à faire tourner la légendaire planche à billets fédérale pour gonfler la masse monétaire. Et, irriguer un terrain qui s'assèche malgré le déversement de centaines de milliards de liquidités par la Réserve fédérale et le Trésor depuis le grand chambardement de la fin 2008 ne résout aucun problème de fond. De plus, les 800 milliards de dollars du fameux programme de relance des grands travaux d'infrastructures, de sauvegarde des services publics dans les Etats exsangues et de dégrèvements fiscaux sont déjà aux trois quarts dépensés. Même si le gouvernement américain n'a pas lésiné sur les moyens, il a fait l'objet de critiques acerbes pour son renflouement massif de Wall Street en 2009, puis pour le coût (80 milliards annuels) de sa réforme historique de l'assurance santé et peine aujourd'hui à défendre l'idée d'une injection supplémentaire de fonds publics, au moment où s'amorce un nouveau ralentissement. En effet, «jamais la situation n'a été si incertaine». Le 11 août dernier, Ben Bernanke, patron de la Réserve fédérale, apparaissait moins comme un sauveur providentiel que comme le témoin un peu gêné de sa propre impuissance. Après six mois d'embellie et de stimulation forcenée, l'économie américaine n'a, de fait, cet été, envoyé que des signaux pour le moins inquiétants. Un chômage persistant, une consommation atone, un marché immobilier toujours déprimé et un déficit commercial aggravé, notamment vis-à-vis de la Chine. Au deuxième trimestre de cette année, la croissance n'a pas dépassé 0,6 % (1,6 % en rythme annuel), un niveau bien trop faible pour influer de manière significative sur l'emploi et le moral d'une nation. Depuis un mois, la fragilité de la reprise tire Wall Street vers le bas. Le message d'une croissance «plus modeste que prévu» arrive au moment même où Barack Obama, fort de deux réformes spectaculaires, celles de la santé et de la réglementation financière, espérait faire du mois d'août préélectoral son «été de la reprise». Il en est quitte pour l'affront infligé par un panel de 53 économistes réunis par le Wall Street Journal, qui, pour les deux tiers, s'inquiètent non seulement d'une possible rechute dans la récession (le fameux W, le «double creux»), mais aussi d'une éventuelle déflation, ouvrant une «décennie perdue» comparable à celle vécue par le Japon dans les années 1980. Le spectre de la déflation La banque centrale des Etats-Unis ne peut en aucun cas révéler ses craintes quant à un éventuel glissement de l'Amérique en déflation. Elle ne peut pas le dire avec des mots aussi simples. Cela ne ferait qu'alarmer davantage les marchés qui depuis plusieurs jours font baisser le dollar et s'envoler l'or. C'est pourquoi, dans le souci de préparer les investisseurs à la réactivation de ses achats massifs d'obligations du Trésor, la Fed annonce par avance qu'elle juge l'inflation insuffisante. Voilà qui coupe l'herbe sous le pied de ceux qui pensent que le «quantitative easing» est une horreur inflationniste qui revient à monétiser la dette publique. Le président de la Banque centrale américaine, Ben Bernanke n'est pas fou. Il sait très bien les dangers qu'il fait courir à l'Amérique en gonflant à nouveau le bilan de la Fed dans l'espoir de faire baisser les taux à long terme. Depuis longtemps le brillant pédagogue de Princeton a expliqué en quoi le danger déflationniste était pire que le danger inflationniste. La déflation est une spirale infernale qui incite les entreprises à ne pas produire et à ne pas embaucher. Elle pousse aussi les consommateurs à ne pas consommer. Et pour cause: les prix baissent...il est donc rationnel d'attendre. Bernanke juge que la lutte contre la déflation doit être préventive. Il est prêt à prendre un risque inflationniste pour éviter que la pompe déflationniste s'amorce. Tout aussi intéressante est l'opinion de plusieurs Présidents de districts de la Fed: la baisse des taux longs ne serait pas le remède aux maux actuels de l'économie. La politique fiscale et la politique de formation de la main d'œuvre aux emplois de l'économie moderne seraient la meilleure réponse. Bernanke a de bonnes raisons de partager ce point de vue. Il sait bien que le marché immobilier par exemple est en crise prolongée alors que les taux de crédit immobilier n'ont jamais été aussi bas. Ce n'est pas des taux plus bas que les américains demandent pour acheter des maisons. C'est de la confiance qu'il leur faut. Mais que feriez-vous à sa place ? Un patron de la Fed ne peut pas lever les bras au ciel et dire «je n'ai plus de munitions, je laisse aux autres le soin de gérer la situation catastrophique». Il se doit de tout faire en son âme et conscience pour éviter le pire du pire: la déflation. Scénario de récession «Il y a une profusion de signes de ralentissement par rapport aux périodes précédentes» dixit Bernanke. Nouvelle rechute ou reprise ? Telle est la question que tous les acteurs économiques et financiers se posent pour les Etats-Unis. Car, si la crise prend généralement naissance outre-Atlantique, c'est également dans ce pays qu'elle y prend fin. Mais force est de constater que, sur fond de chômage et de déficits publics élevés, l'économie de la première puissance mondiale tarde à reprendre le chemin de la croissance. Du coup, les marchés financiers, aussi bien américains, asiatiques qu'européens s'inquiètent et les indices internationaux peinent à repartir de l'avant. Une situation qui pousse de plus en plus d'économistes à anticiper le pire pour les Etats-Unis. Catastrophisme exagéré ou réalisme véridique? Quoi qu'il en soit, parmi ces experts, on retrouve Nouriel Roubini, le chef de file de ce courant. Celui-là même qui avait vu venir le chaos de la crise des crédits hypothécaires à risque, les fameux «subprimes». «Les Etats-Unis ont épuisé toutes leurs cartouche, et le moindre choc à ce stade peut faire basculer dans la récession». Il est vrai que les Etats-Unis ne disposent plus beaucoup de marge de manœuvre tant sur un plan monétaire - les taux d'intérêt de la BCE sont au plus bas - que budgétaire. Et ce même si Barack Obama vient de lancer un nouveau plan de relance de 50 milliards de dollars pour soutenir l'économie américaine. Philippe Dessertine, directeur de l'Institut de Haute Finance, le rappelle : «Les Etats n'auront plus les moyens de se relever d'un deuxième «Lehman Brothers». D'autres économistes moins médiatiques entretiennent des visions encore plus noires. Laurence Kotlikoff, professeur de l'université de Boston qui avertit depuis les années 1980 des dangers du déficit public, dresse un scénario que d'aucuns n'imagineraient : «Un différend commercial entre les Etats-Unis et la Chine, poussant l'empire du milieu à liquider ses titres de dette du Trésor américain, qui aboutirait à des sorties gigantesques d'argent des Etats-Unis et à l'injection de quantités phénoménales de monnaie par la banque centrale américaine dans le système financier». Au final, l'économie américaine serait terrassée par l'hyperinflation. Dans une lettre adressée aux pays du G20, ces économistes s'attendent à une nouvelle crise immobilière aux Etats-Unis avec «des pertes disproportionnées» pour les banques petites et moyennes, ce qui «pourrait précipiter une perte de confiance du marché dans la reprise». Seront-ils entendus ? Quoi qu'il en soit, les Américains prennent très au sérieux ce scénario. Selon un sondage publié par l'institut Strategy One vendredi, ils sont 65% à croire à une nouvelle récession. Et à plus long terme, l'idée que les Etats-Unis sont «en déclin» paraît solidement ancrée. Pour David Brooks, éditorialiste du New York Times, les Etats-Unis sont en train de perdre leur suprématie comme la Grande-Bretagne il y a un siècle. «Les problèmes économiques actuels sont structurels. Les maux du marché du travail sont profonds et incurables. Le rebond aux Etats-Unis ne se trouve pas au coin du bois. La « sur expansion impériale » La montée en puissance de rivaux possibles met en péril le monopole que les Etats - Unis exerçaient sur les affaires mondiales. Leur dépendance économique par rapport à la Chine notamment les rend vulnérables aux vicissitudes de sa «partenaire», atelier du monde, fournisseur essentiel de Wall Mart et bailleur de fonds, sans laquelle le niveau de vie plongerait dangereusement. Le pays vit sous perfusion et ne tient que par le souvenir de son aura passé, le pouvoir de battre monnaie à son gré et sa puissance militaire déclinante. Les nouvelles technologies vont sans doute cesser de faire sa réputation, la Silicon Valley aura sans doute bientôt son équivalent en Inde ou près de Shangaï. Le rêve américain tournerait-il en cauchemar pour ce pays, un mauvais rêve dont il pourrait se réveiller tiers-mondialisé plus vite qu'on ne le pense ? Faute de changement radical de politique et de modèle économique (énergétique notamment), peut-il se redresser ? Sinon, le désastre serait au bout du chemin et ses effets dévastateurs atteindraient en premier l'Europe désunie, encore inféodée aux intérêts de son enfant historique... Le risque est grand d'une fuite en avant vers les mêmes erreurs... A ce titre, on prendra soin de souligner que [«Les grandes puissances en déclin relatif réagissent instinctivement en dépensant plus d'argent pour la 'sécurité,' détournant ainsi des ressources potentielles d'autres investissements et compliquant leur dilemme à long terme.» L'historien Paul Kennedy de l'université de Yale, décrivant la «sur expansion impériale» dans «The Rise and Fall of Great Powers» (1989), observe que lorsque les grandes puissances commencent à décliner, elles recourent presque invariablement à la guerre et à la belligérance, accélérant ainsi leur déchéance alors qu'elles gaspillent leur trésor national en dépenses militaires au détriment de leur économie et de leur peuple. Kennedy a décrit ce schéma par le terme de « sur expansion. » Les Etats-Unis ne sont pas immunisés par rapport à ces schémas historiques. L'héritage ultime de l'invasion de l'Irak en 2003 et son occupation pourrait un jour être interprété par les historiens futurs comme l'événement pivot qui a rendu irréversible la propre « sur expansion» étasunienne.] Conclusion Les Etats-Unis sont-ils irrémédiablement et durablement en déclin ? N'est-ce pas un fantasme ou l'effet d'une illusion, d'un jugement hâtif relevant d'un manque de recul historique ? Les Etats-Unis ont déjà montré par le passé une grande capacité d'adaptation, de résilience, disent certains. Il est vrai que ce fut dans un contexte géopolitique totalement différent, le plus souvent dans des périodes d'efforts de guerre, de consensus international, de quasi monopole de sa puissance industrielle, d'une certaine régulation financière, dans une unité du pays, qui aujourd'hui fait défaut. Le constat de tendances constatées ne fait pas une certitude pour l'avenir. Personne n'est prophète ou devin. On peut juste s'avancer à extrapoler pour les quelques années qui viennent. Le Rendez-vous est donc pris dans moins d'une décennie...
Synthèse de Mourad Hamdan. Consultant en management