Cette image sera automatiquement bloquée après qu'elle soit signalée par plusieurs personnes.
Etre une femme seule, isolée et sans soutien, c'est déjà porter le stigmate de «prostituée» Mohamed Mebtoul. Professeur de sociologie à l'université d'Oran et directeur du Laboratoire de recherche en anthropologie de la santé.
-Etes-vous pour la réouverture programmée des maisons closes ? Non, car même si le contrôle sanitaire est régulier, les travailleuses du sexe se perçoivent comme étant «brûlées» pour toute la vie, en ayant opté pour cet espace d'enfermement qui réduit considérablement leur autonomie d'action. L'enfermement de ces femmes dans des maisons closes ne mettra pas fin à leur exclusion et à leur rejet de la société. L'étude que notre Laboratoire de recherche en anthropologie de la santé (université d'Oran) a conduite auprès des travailleuses du sexe à Oran, Alger et Tamanrasset (2006*), a tenté de montrer que les lieux du travail du sexe (la rue, les maisons closes, les boîtes de nuit, les cabarets) conditionnent en grande partie les formes de la prostitution, le type de clientèle, la nature des risques, les postures à l'égard de la police et les statuts des prostituées. Concernant les maisons closes, il est important de rappeler qu'elles fonctionnent effectivement à partir d'une approche réglementariste. Elles sont identifiées par les travailleuses du sexe à une prison où règne une exploitation forcenée de celles-ci par la patronne. Il n'est pas étonnant que les termes évoqués soient encore ceux du XIXe (filles soumises, tenancières, permission une fois par mois, etc.). Pour comprendre le travail du sexe, il est essentiel d'opérer un dépassement des deux prismes suivants : la morale et le misérabilisme ; d'où notre tentative de questionner le travail du sexe en référence aux rapports sociaux qui montrent l'implication de multiples acteurs sociaux au cœur de la prostitution (proxénètes, patronne de maison, clients, institutions sociales, etc.). Aujourd'hui, le problème majeur réside, quel que soit le lieu du travail du sexe, dans la stigmatisation dont il est l'objet dans la société. L'enfermement de ces femmes dans des maisons closes ne mettra pas fin à leur exclusion et à leur rejet de la société. Etre stigmatisée «d'ordure» dans la société, les rend encore plus vulnérables, contraintes face à la honte, de produire en permanence des pratiques de dissimulation, de se mettre en scène face à «l'autre», et de tenter de mener pour une majorité d'entre elles, une double vie. -Les maisons closes semblent être la solution idéale pour combattre la prostitution clandestine et offrir une meilleure protection sanitaire. Qu'en pensez-vous ? Notre étude déconstruit l'idée dominante que les travailleuses du sexe exerçant dans la rue ou dans les bars serait sans protection sociale, et donc implicitement à l'origine de la contamination de certaines maladies. Elles sont au contraire très conscientes qu'elles «vivent avec le risque», selon leurs propos. Elles n'hésitent pas à recourir aux relations personnalisées pour se soigner, conseillées par les amies qui exercent dans les structures de soins. D'autres ont recours aux gynécologues privés. Il est vrai que les prostituées des maisons closes sont soumises à un contrôle sanitaire hebdomadaire assuré dans les structures publiques de santé. Notre enquête indique, par exemple, que le préservatif est souvent refusé catégoriquement par certains clients qui n'hésitent pas à payer davantage. Il est donc important d'insister sur les rapports prostitutionnels et non pas uniquement sur la prostituée. L'usage du préservatif ne dépend pas donc seulement de la travailleuse du sexe, mais fait intervenir d'autres éléments : l'argent, les rapports de domination masculin (la virilité), la concurrence entre les travailleuses du sexe, la qualité du préservatif, leur disponibilité et le regard stigmatisant des «autres». -Au lieu d'interdire les maisons closes, ne faut-il pas plutôt éduquer les gens ? Il me semble qu'on ne naît pas «prostituée», on le devient. Au-delà de l'éducation, ces femmes mettent l'accent sur leurs trajectoires familiales brisées à l'origine des violences physiques et symboliques au sein de la famille et de la société. Les interdits sociaux et les rapports de domination de sexe contribuent en partie à expliquer ces ruptures familiales en raison des mariages forcés, des divorces non admis souvent par certains parents, de l'abus sexuel, de la peur et de la honte face à une grossesse non désirée, etc. De plus, il semble difficile d'occulter la conjoncture politique de la décennie 1990, à l'origine de drames et de souffrances sociales liés au terrorisme. Si la précarité matérielle est présente dans les discours de ces femmes, elle est toujours articulée aux rapports de pouvoir dans la famille et dans la société qui se construisent au détriment de la femme. -N'a-t-on pas un regard manichéen sur les prostituées entre une société qui condamne l'activité et des prostituées pour qui ce n'est qu'un travail ? Il semble en effet important de décrypter leur représentation sociale à l'égard du travail du sexe en Algérie. Elles attribuent un sens très négatif à leur activité quotidienne, l'étiquetant de «sale», «d'ordure», contribuant elles-mêmes à renforcer le caractère illégitime du travail du sexe. La prostituée est le prototype de la femme stigmatisée. Le travail du sexe impose, selon elle, une socialisation spécifique qui l'oblige à le caractériser comme étant «sale» et de fortement «dévalorisant». Etre prostituée, c'est nécessairement selon elles, «être autre» et faire autrement dans une société qui la stigmatise parce qu'elle a été contrainte de rompre avec les rapports de violence subis dans la famille. Exercer le travail du sexe, c'est aussi vivre dans la peur d'être reconnue par un membre de la famille. Certaines d'entre elles n'hésitent pas à rappeler leur statut de femme dans la société. Etre une femme seule, isolée et sans soutien, c'est déjà porter le stigmate de «prostituée». En reprenant les critères d'impudicité et de déshonneur, elles intériorisent les perceptions et les normes sociales dominantes qui rejettent catégoriquement toute transaction sexuelle illicite, en dehors du mariage. -Comment faire des prostituées autre chose que des victimes ? Notre étude ne s'est pas enfermée dans une forme de dramatisation sociale de la vie professionnelle des travailleuses du sexe. Elle a consisté, au contraire, à montrer qu'elles sont aussi des personnes porteuses d'une expérience sociale, et souvent familiale, en ayant souvent une double vie qui les contraint à s'inscrire dans une logique de mensonge qui émerge comme une technique de protection face à la peur et au sentiment d'insécurité. Il est réducteur de se focaliser uniquement sur les risques de santé, en occultant les multiples violences physiques, symboliques et les vols commis par certains clients, principalement pour celles qui exercent dans la rue. Elles nous indiquent bien l'importance d'être sur leurs gardes, de se méfier de tout, et de tenter de faire à toutes les formes d'agression. La peur les oblige à acquérir des techniques de défense et de protection. Notre étude montre qu'elles ne sont pas uniquement des victimes. Elles ont acquis progressivement un savoir-faire pour affronter les mondes sociaux des clients. Il importe de savoir à qui on a affaire, d'user de l'observation fine de leurs différents comportements. Il faut savoir patienter, prendre la bonne distance quand il le faut, ne jamais se précipiter, savoir narguer et se jouer de la «virilité» de certains clients.
*Mohamed Mebtoul. 2006, Travail du sexe et VIH/Sida, étude réalisée au profit de l'association AIDS Algérie et ONU Sida, 178 pages.