Les gens du peuple sont depuis des semaines touchés dans leur chair même : ils voient leurs jeunes s'immoler par le feu, s'électrocuter, étouffer à cause du gaz périmé ou destiné aux animaux féroces que les forces de l'ordre utilisent, être blessés et tués par les balles. Il ne s'agit plus de répression, il s'agit de tuerie. Acculés à la mort, bon nombre de Tunisiens n'ont plus aucune parcelle de choix sauf la révolte, ou plus exactement la colère. Dans ces conditions, il est tout à fait dans l'ordre des choses que les artistes se joignent au mouvement, comme avant eux d'autres catégories socioprofessionnelles : les avocats à titre d'exemple. Il est à noter, que certains d'entre eux, les plus jeunes d'ailleurs, ont accompagné le mouvement depuis son déclenchement. Le poète Med Sghaier Ouled Ahmed, écrit quotidiennement sur les évènements et ses poèmes se partagent comme des petits pains sur facebook. L'auteur-compositeur-interprète satirique Bendir Man a lancé avec un groupe de jeunes artistes, il y a plusieurs semaines, une pétition destinée aux créateurs tunisiens qui a été signée par des dizaines de personnes en soutien au mouvement de protestation. Par son ampleur, le mouvement changera forcément la donne dans le pays. La première étant la peur qui a clairement changé de camp : elle a quitté le peuple pour submerger le pouvoir. Pour preuve, le bras de fer qui se joue depuis des semaines : le pouvoir monte à grands pas les paliers de la répression (propagande, enlèvements, tortures, tirs à balles réelles, armée dans les rues, couvre-feu...) qui ne fait qu'accroître la résistance du peuple (manifestations, grèves, actions citoyennes, autogestion, émeutes, irrespect du couvre-feu...). La situation peut être schématisée ainsi : c'est une guerre de survie qui se joue entre les deux, dont l'aboutissement est encore incertain. Les jeunes n'ont jamais eu foi en la personne de Zine Abidine Ben Ali. Ils se sont retrouvés malgré eux sous son règne. Personne n'était dupe mais personne ne protestait. Le paternalisme archaïque dont il fait preuve ces derniers temps, avec son lot de va-et-vient entre sévérité et douceur, n'est pas étonnant et est à l'image des relations qu'il a toujours entretenues avec l'individu tunisien, à savoir un sujet docile et non un citoyen libre. Cette stratégie ayant fait long feu (sans mauvais jeu de mot), l'erreur de Ben Ali, et celle de ses conseillers, a été de continuer dans la même veine, ce qui a eu pour répercussion d'alimenter encore plus le mépris, pour ne pas dire la haine, envers sa personne, et par extension, son règne. Personne ne connaît l'issue de cet affrontement entre les autorités en place et le peuple. Ce que le monde doit impérativement savoir en dehors de l'issue de cet affrontement et à cet instant même est que le peuple tunisien s'est levé pour prendre sa liberté. Et c'est la moindre des choses de constater qu'il l'a fait d'une merveilleuse manière qui fera sans doute date dans l'histoire humaine. Sans aucune formation politique ni tissu associatif, il s'est regroupé ; sans aucune peur il a affronté les balles et l'arbitraire de la répression ; sans aucun encadrement il a pris des secteurs dans certaines régions et s'est auto-organisé pour nettoyer les rues après les émeutes (à Thala). Ces «hordes sauvages de jeunes encagoulés régies par des puissances occultes étrangères et qui accomplissent des actes terroristes» sortent de bon matin à visage découvert nettoyer leurs rues à la place des services municipaux : quelle plus belle déclaration d'amour à un pays et à une liberté sacrifiée ?! La propagande étatique essaie de faire passer les protestations pour de la rébellion sauvage et violente. Or, les Tunisiens le savent, le voient de leur propres yeux, le vivent au quotidien et le construisent de leur propre mains et au prix de leur sang : c'est notre légitime liberté de décider de nos vies dans notre pays que nous sommes en train de prendre, rien de plus et rien de moins.