Six ministres du régime Ben Ali dans «le gouvernement d'unité nationale». Des opposants parlent de mascarade. Liberté d'informer et levée de l'interdiction des partis et des ONG, deux des principales réformes annoncées. Tunisie. De notre envoyé spécial Une centaine de personnes se regroupent devant le siège de l'UGTT et décident de manifester. Une fois les slogans inscrits sur des pancartes de fortune et les consignes distribuées, la procession s'ébranle et arrive à la rue de Rome avant de déboucher, à peine une centaine de mètres plus loin sur la droite, sur le boulevard Habib Bourguiba.Il est 10h40. L'accalmie qui a marqué cette matinée et la quiétude qui a poussé les commerces à rouvrir n'aura duré que quelques petites heures. La rue en a voulu autrement ; elle veut mettre la pression en acclamant sa désapprobation vis-à-vis de la composante du gouvernement de transition. «A bas le RCD, à bas le bourreau du peuple» : le thème du jour est annoncé, le ton aussi. A l'angle de la rue de Rome et du boulevard Bourguiba, des chars de l'armée sont postés depuis l'instauration de l'état d'urgence, entre l'église catholique et l'ambassade de France. La procession avance et grossit au fur et à mesure qu'elle se rapproche. Les militaires, peu habitués à des situations pareilles, paniquent et ne savent pas vraiment comment réagir. Les manifestants, scandant leur fidélité au sang des martyrs, vont tutoyer les soldats et les intimider. Un officier approche en courant et se met à crier. Quelques instants plus tard, devant le refus d'obtempérer de la foule, il donne l'ordre de tirer des coups de sommation. Les détonations fusent au dessus des têtes. Aucune réaction ou presque de la part des manifestants, qui s'obstinent et continuent à crier. L'arrivée en trombe de fourgons de la police n'est d'aucune aide pour les militaires ; les manifestants n'en font qu'à leur tête, en dépit des injonctions de se disperser répétées à travers un haut parleur. Tirs de sommation Les marcheurs décident ensuite de tourner encore à droite et de remonter le boulevard jusqu'à l'Arc qui ouvre sur la Casbah. Là aussi, ils s'arrêtent, se rassemblent et deux meneurs improvisent des discours à la gloire du peuple, le premier héros de la révolution, dénonçant ce qui est considéré comme des manœuvres politiques visant à spolier les Tunisiens de leur volonté pourtant payée au prix du sang. Cette manifestation, à laquelle ont pris part beaucoup de femmes et surtout des syndicalistes, va durer encore une bonne demi-heure avant que le boulevard ne soit investi par des renforts de police qui vont user de gaz lacrymogènes pour y mettre fin. Ce qui fera monter la tension et obligera les commerces à baisser rideau, exception faite de Monoprix ; le supermarché laissera une porte ouverte, bien gardée par les militaires. C'est là l'unique refuge pour la population qui se rue sur les pâtes alimentaires, les produits laitiers et surtout le pain, devenu un produit de luxe. Curieusement, des versets coraniques ont remplacé le fond musical habituel dans le grand magasin. Pendant ce temps, le siège de l'UGTT se vide rapidement de ses cadres qui semblent fuir de peur d'affronter les militants de l'union. Plusieurs journalistes étrangers sont là, à la recherche de Abdeslem Djerad, secrétaire général du syndicat, mais en vain ; il est absent, leur dit-on. Nous arrivons quand même à coincer Moncef Zahi, membre du bureau exécutif, qui nous déclare, à propos de la composante du gouvernement, que ce dernier «est chargé juste d'assurer la transition et préparer les élections ; par la suite ce sera à celui qui a le plus de popularité de l'emporter». Le plus grand syndicat tunisien cautionne donc ce gouvernement et y prend part. Une position qui semble à mille lieues de celle de la base, radicale, qui refuse tout compromis, même provisoire. Devant le siège dont la porte a été fermée, les militants commencent à se rassembler. «On ne veut plus d'El Ghannouchi !» Questionné à ce sujet, Azeddine rectifie en disant que les trois portefeuilles confiés à l'UGTT seront gérés non pas par des cadres du syndicat, mais par des proches. «Ils sont peut être proches du syndicat, mais pas du peuple», lance-t-il devant ses collègues qui le soutiennent. Khemissa, elle aussi visiblement écœurée par la décision de la Centrale, avertit : «Ils jouent un double jeu car ces personnalités ont toujours été proches de l'ancien syndicat croupion et des trois partis soi-disant de l'opposition.» «On veut reproduire le RCD sous des formes très mal faites», rétorque encore Azeddine. Cette peur, mue par une aversion à l'encontre de tout ce qui représente le pouvoir, semble partagée par une majorité de la rue. Attablé au café Sucré-Salé, place Port de France, Mohamed Tlili met un bémol à cette tendance et affirme accepter le fait que des anciens du régime fassent partie du gouvernement d'union nationale, à condition qu'ils partent au terme de cette phase. A côté de lui, à quelques mètres, Abdelwahab, qui vend des cigarettes à la sauvette, est plus radical : «Ce gouvernement est mauvais ! On ne veut plus d'El Ghannouchi ni de Kallal l'assassin, ni pour six mois ni pour rien, sinon ils vont encore faire des racines et il sera difficile de les déloger.»Cette radicalité de la rue semble maintenant aux antipodes des positions adoptées par l'élite, surtout les partis et les personnalités de l'opposition, invités à prendre part au gouvernement. Hafedh Jendoubi, ancien activiste associatif, justifie cette tactique par l'impératif pragmatique : «C'est une solution réaliste pour une phase transitoire. La composante de ce gouvernement est acceptable, y compris en ce qui concerne El Ghannouchi qui est quand même un personnage intègre et nationaliste.»