Rentré au pays hier après des années d'exil, l'opposant historique au régime de Carthage, Moncef El Marzouki, s'est rendu directement vers Sidi Bouzid, haut lieu de la résistance, pour se recueillir à la mémoire du jeune Mohamed Bouazizi, dont le nom est intimement lié à la révolution tunisienne. Dans un entretien téléphonique, El Marzouki nous livre ses premiers sentiments en foulant le sol de sa Tunisie natale ainsi que la suite à donner à la révolution. -Vous êtes revenu dans votre pays natal après des années d'exil. Dans quel état avez-vous retrouvé la Tunisie ? Après des années de cruelle dictature et d'arbitraire, après une résistance héroïque d'une génération de militants qui ont sacrifié les plus belles années de leur vie en luttant pour la démocratie et la liberté, je retrouve ma Tunisie libérée d'un despote, qui gérait le pays comme s'il s'agissait d'une propriété privée. Je retrouve une Tunisie combattante, en lutte pour une deuxième indépendance. Je retrouve mon peuple qui s'est soulevé comme un seul homme contre l'oppression d'un régime tyrannique. Certains disent qu'ils n'ont pas vu venir cette révolution, sous-estimant de quoi ce peuple est capable. Les Tunisiens n'ont pas cessé de se battre pour leur dignité et leur liberté. Cette révolution est le point culminant des années de résistance à une dictature des plus cruelles. C'est l'aboutissement d'un long combat. Des milliers de Tunisiens sont venus à l'aéroport, ce matin (hier, ndlr), pour nous accueillir, beaucoup de militants exilés et moi-même. C'est une grande émotion et une joie indescriptible. Aujourd'hui est un moment de recueillement à la mémoire des jeunes Tunisiens qui ont sacrifié leur vie pour que vive la Tunisie libre et démocratique. De l'aéroport, je me dirige directement, avec mes camarades, vers la ville de Sidi Bouzid pour nous recueillir sur la tombe du premier martyr de cette révolution, Mohamed El Bouazizi. -A peine vingt-quatre heures après sa formation, le gouvernement de transition dit «d'union nationale» semble connaître sa première crise… Il fallait s'y attendre. Ce gouvernement composé de sbires de Ben Ali doit disparaître dans les plus brefs délais. Nous sommes très vigilants, car ces hommes de main de Ben Ali sont encore au pouvoir. Nous accueillons avec beaucoup de bonheur le retrait des trois ministres de l'Union générale des travailleurs tunisiens et celle de Mustapha Ben Djaâfer du Forum démocratique pour le travail et les libertés. Il est impensable de voir, après une telle révolution, une transition gérée par des caciques de l'ancien régime. C'est une tentative de voler au peuple sa victoire. Nous exigeons un vrai gouvernement d'union nationale représentatif de toutes les sensibilités politiques. Il faut en finir avec les symboles du régime, le RCD à leur tête. Reconstruire le pays sur de nouvelles bases et de nouvelles institutions qui prépareront la Tunisie démocratique et libre. -Certains observateurs estiment qu'il est nécessaire de réussir la transition avec les institutions et les anciens responsables, et qu'il est difficile de tout raser et de repartir de zéro… Ceux qui poussent dans cette direction veulent un changement dans la continuité. Le peuple, et quand je dis le peuple, ce sont les partis politiques qui ont fait corps avec les revendications de la société, les organisations des droits de l'homme, les organisations professionnelles, les structures syndicales de base et les personnalités indépendantes qui sont en train de former des comités populaires pour faire aboutir ce noble combat. La société s'est organisée et c'est d'elle que doit naître un gouvernement de transition qui présiderait à l'élection d'une Constituante et ensuite d'une élection présidentielle. Dès aujourd'hui, nous entamons les contacts avec toute cette société qui a fait bloc contre le régime pour mettre en place un gouvernement provisoire qui sera dirigé par une personnalité indépendante crédible. Faut-il rappeler à ceux qui ne veulent pas l'entendre que les Tunisiens sont descendus dans la rue pour exprimer de manière forte leur rejet d'un gouvernement composé des caciques du régime de la dictature. Il est faux de croire, qu'avec El Ghannouchi, Fouad Mebazaa, qui sont les barons du régime de Ben Ali, réussir une transition démocratique. Laissez-moi vous dire que l'opposition recèle en son sein un personnel politique crédible, capable de composer un gouvernement et gérer les affaires du pays le plus normalement du monde. On connaît bien les intentions de ceux qui disent qu'il faut faire avec l'ancien pour du neuf. Quant aux anciens du régime, leur place serait devant les tribunaux pour répondre des crimes commis contre le peuple tunisien. -D'autres analystes ne cachent pas leur crainte de voir les islamistes prendre les devants de cette révolution, qu'en pensez-vous ? Je dois vous dire que beaucoup d'analystes et experts se sont lourdement trompés dans leur appréciation des événements en Tunisie. La menace islamiste est un épouvantail qu'on a longtemps agité pour faire peur. Ce qui vient de se passer dans notre pays est une révolution démocratique et laïque, et les islamistes ont fait profil bas. Ils n'ont pas des intentions politiques, et tout le monde sait bien que j'ai été le premier à avoir défendu les islamistes quand ils étaient réprimés par le régime de Ben Ali, comme j'ai refusé leur diabolisation. Cependant, la réalité politique est là, le peuple a décidé de son sort, le reste n'est que spéculation. -Vous avez annoncé votre candidature à la prochaine élection présidentielle, êtes-vous sûr de la remporter ? C'est au peuple de décider et de choisir ceux et celles qui dirigeront la Tunisie de demain. Ce peuple qui est en passe de réaliser une des plus belles révolutions du XXIe siècle saura reconnaître les femmes et les hommes qui mériteraient sa confiance.