A Nantes, les jeunes clandestins de Redeyef, bassin minier du sud-ouest tunisien qui se souleva en janvier 2008 pour plusieurs mois d'une lutte structurée contre la corruption et l'abandon économique, réprimée dans le sang relèvent la tête. Ahmed est de ceux-là.h De notre correspondante de Nantes (France) «Il n'y a plus de place pour la peur, a-t-il simplement dit quand il a expliqué pourquoi il acceptait - bien que cela fut inenvisageable il y a encore quelques semaines - que sa photo soit publiée dans un journal. Il revenait alors des trottoirs du consulat tunisien de Paris, où il était allé exprimer son soutien aux manifestants de Sidi Bouzid et Menzel Bouzaiane dès le 25 décembre 2010 : une exposition spontanée dont il avait perdu depuis longtemps le réflexe. «On ne peut plus se cacher. Les gens se suicident dans la rue, la police tire sur les manifestants. Par contre, c'est sûr, c'est mort pour ma demande de passeport», constatait-il en souriant. Le jeune homme vit clandestinement en France depuis presque trois ans, assez pour savoir que l'assignation au silence qui sévissait au bled était relayée ici par une armée d'indics déployés dans les universités, dans les institutions et les associations dédiées aux ressortissants, toujours visibles dans les réunions ou manifestations d'opposants. A Nantes, sixième métropole française où il vivote depuis quelques mois au coeur d'une communauté éparpillée de jeunes sans papiers tous issus de sa ville natale, le maillage des «balances» est palpable, mais c'est surtout la police qu'il craint de croiser. Car Ahmed est de ceux qui ne connaissent de Rennes que son centre de rétention, de ceux qui se fracassent la main sur un mur de commissariat pour s'éviter une expulsion, de ceux que l'on arrête dans les bus, les bars, les foyers, les mairies, les familles, les mariages, les douches publiques et jusque dans les caves. Puits de phosphate Alors ce 6 janvier 2011, tandis que marchent dans son dos sur le pavé nantais une poignée d'étudiants figurants tunisiens dont le cursus et la chambre universitaires sont sponsorisés par le régime, tandis qu' il s'avance en tête de cortège vers le cordon policier, attentif et tranquille au milieu de ses amis en ébullition qui scandent de rageux «Ben Ali assassin», Ahmed a le sourire d'un gosse et le regard de qui a déjà tout risqué. Car il est aussi de ceux qui sont toujours en première ligne. Et dans ces cris de liberté, dans ce danger, quelque chose résonne. Car Ahmed vient de Redeyef. C'est une ville de 30 000 habitants qui n'a qu'un siècle, à la frontière algérienne et au sud-ouest du pays, un trou dans la montagne et la brillante vitrine réformiste du bon élève du Maghreb. C'est un puits de phosphate dont les déchets de traitement chimique ont pollué l'eau et pour lequel les dynamitages des rocailles ont rendu possible l'inondation mortelle de 2009. C'est un bassin minier post-colonial, mono-industriel et structurellement réajusté, qui fut aussi, dès 1920, un bastion ouvrier et syndical polyglotte mouvementé dont le pouvoir en place a toujours eu à se méfier. Le jeune clandestin y est né il y a vingt-cinq ans, quelques mois avant que l'ambassadeur tunisien en Pologne ne devienne le ministre de la Sûreté nationale, puis l'éternel président du pays. Quand Ahmed apprenait à chasser le loup dans la montagne pour en manger le coeur et s'en accaparer la force, quand il se baignait l'été dans ses cascades où y explorait les souterrains couloirs abandonnés de la mine modernisée, il ne savait pas qu'il grandissait au royaume de Ben Ali et que son décor ne figurait pas sur les books des voyagistes. Corruption et favoritisme Ensuite, il a travaillé dans un cybercafé, quand c'était possible. Dans un café parfois, pour aider un ami. Il a connu la fin de l'électricité gratuite, la disparition des boutiques et des cinémas, les pères qui meurent trop tôt de maladies pulmonaires ou rénales, les pensions de 100 dinars tunisiens (DT) mensuels versées aux veuves, les dents noircies par l'eau du phosphate et les aînés diplômés sans travail qui cassent des cailloux pour les sous-traitants de la Compagnie ou traversent la nuit la frontière algérienne, parfois au péril de leur vie, pour ramener illégalement et à pied, de l'inox bruyant à vendre au marché. Ensuite, il a compris que, si la mine avait été mécanisée et rationalisée, c'était peut-être pour qu'il ne meure pas dedans, mais à côté. Car chez l'unique pourvoyeuse d'emplois d'une région où le chômage des jeunes dépasse les 40%, à la Compagnie des Phosphates de Gafsa, cinquième productrice au monde, les 5000 emplois stables préservés par la modernisation, et rémunérés au moins 1000 DT par mois, soit au moins cinq fois le salaire minimum local, sont simplement payants. Ou réservés, et en général pour des gens dont les aïeux ne se sont pas tués à la mine. Quand le 5 janvier 2008, l'entreprise affiche les résultats d'un concours d'embauche qui suscitait beaucoup d'espoir, elle affiche en toutes lettres la corruption et le favoritisme. Un mouvement de contestation pacifique, fait d'occupations et de manifestations unanimes, se structure alors, avec à sa tête des syndicalistes locaux de l'enseignement. Les mains dans l'essence Et si Ahmed est malgré lui un enfant de Ben Ali, il est aussi bien celui de Hanane Hajji. «Cet homme-là, c'était mon professeur à l'école. On est tous passés dans sa classe. En 2008, il a parlé pour nous, pour la justice, pour nos droits, et ils lui ont tout fait. Il a été arrêté, emprisonné, tabassé, torturé, condamné avec ses collègues dans un faux procès, il a perdu son travail. Il est en liberté conditionnelle maintenant et sous surveillance policière. Il est harcelé, il est malade. Mais il n'a jamais plié. Il a refusé d'être acheté, il a refusé de se taire.» Et dans son sillage, face à l'encerclement médiatique et policier que Ben Ali déploya avec un fonctionnaire armé pour deux habitants, la ville ne plia pas et la jeunesse enclavée organisa sa résistance, le visage caché sous un chèche, les poches pleines de pierres et les mains dans l'essence. La nuit, aux tentatives d'approche des forces de l'ordre dans le silence, ils occupaient l'espace en faisant passer de quartier à quartier des messages sonores, à l'aide de cailloux cognés contre un pont ou une balustrade. Il récupérèrent la montagne pour s'y cacher entre deux nuits d'affrontements et l'un d'entre eux se souvient même d'un match de Champion league observé à plusieurs dizaines sur un portable efficace, au fond d'une vieille galerie souterraine. Ils racontent aussi le drapeau qu'on vole sur le toit du commissariat comme un trophée, le plaisir du guet-apens d'un policier ou l'arrestation d'un ami qui partageait virtuellement et diffusait sur compact disc toutes les vidéos collectées pendant la «guerre de Redeyef». Couloirs aveugles Ahmed parle aussi de la maison de ses parents dévastée, des portes défoncées, des centaines de personnes arrêtées, tabassées, parmi lesquelles un enfant de 9 ans emprisonné deux mois, et dont certaines ont écopé de peines allant jusqu'à dix ans d'emprisonnement. Il évoque la mort par balle de son pote d'enfance Hafnaoui Maghzaoui dans une manifestation, les ambulances et les journalistes qui n'entrent plus dans la ville encerclée, les récits de torture et d'humiliations sexuelles dans les postes de police. Comme des centaines de jeunes de Redeyef, Ahmed est arrivé en France en 2008, seul et sans bagage. Après trois tentatives ratées, c'est en avril de cette année-là, au moment même où Nicolas Sarkozy et le Conseil des droits de l'homme de l'ONU saluaient positivement les efforts en matière de droits humains du président tunisien, qu'il parvint enfin à traverser le désert en une nuit et gagner, guidé par quelques militaires libyens, la ville de Zouarah où, après trois semaines d'attente cloîtré dans une maison, il prendra la mer avec 300 autres passagers, dont une adolescente et sa mère qu'il n'arrivera pas à sauver de la noyade nocturne. Aujourd'hui, comme des dizaines d'autres gosses du bassin minier, il dort dans les couloirs aveugles et les caves des cités nantaises, se levant tôt pour éviter le passage des gardiens de la paix, atterrissant souvent au Sillon de Bretagne, cette immense barre isolée en «cours de réhabilitation» qui fut construite entre 1969 et 1971 par des ouvriers venus de... Redeyef, dont certains finirent même par s'y installer. À nu et puissants Si l'élan de soutien de ces familles immigrées fut manifeste au moment de l'arrivée des clandestins, l'ampleur de la problématique matérielle et le harcèlement administratif qu'eurent à subir certains d'entre eux au moment de leurs vacances au pays les découragèrent rapidement. L'eldorado nantais perdant de ses couleurs et les associations de soutien locales ne comprenant pas leur refus de tenter l'asile politique collectivement, ils furent peu à peu dans l'impasse, menacés par les sirènes de l'alcool, de l'absurde ou du regret et traçant sur le mur de l'immeuble où squatter : «Redeyef nique l'injustisse». Par certaines nuits froides, même les braves peuvent se dire qu'ils n'ont été qu'une ombre dans le bleu des gaz lacrymogènes. Mais ce soir, le feu court dans les yeux d'Ahmed. C'est un feu de joie continu. La Tunisie l'a fait, la Tunisie est libre, les morts ne sont pas morts pour rien et cet après-midi du 15 janvier à Nantes, une «balance» a été éjectée d'un cortège de soutien au peuple tunisien, sous les huées des jeunes clandestins de Redeyef, nombreux, unis, à nu et puissants. Croyez bien que sous les cendres, la braise est vive et que dans les caves, les débats s'éternisent. Dans le regard d'Ahmed aujourd'hui brille une question : se peut-il que nous ayons participé à un si soudain et si incroyable embrasement ?