Contrairement à ce qui est souvent avancé, le malaise économique et social à l‘origine des émeutes que nous venons de vivre n'est pas du tout dû à la mise en œuvre de réformes visant à libéraliser le pays, mais bien au contraire, à l'arrêt subit de ce dernier, au nom d'un prétendu retour au contrat social des années 1970. Les initiatives prises au cours de cette dernière décennie par une classe politique vieillissante et nostalgique des années «charte nationale» et de la toute puissance du parti unique, ont en effet stoppé net un processus de réforme lancé dans le sillage des émeutes d'octobre 1988, pour édifier sur les décombres du régime socialiste une société plus ouverte au triple plans économique, politique et social.Les «coups» subis par ce processus ne datent pas, il est vrai, de cette période. Ils remontent à plus loin puisque chacun des 5 chefs d'Etat et 14 chefs de gouvernements qui se sont succédé à la tête du pays depuis octobre 1988, a contribué à sa manière à faire déraper le processus de libéralisation conçu et engagé par Kasdi Merbah et Mouloud Hamrouche. Menée au pas de charge par ces deux chefs de gouvernement durant les toutes premières années ayant suivi les événements d'octobre 1988, les réformes devant engendrer les ruptures systémiques souhaitées se sont malheureusement essoufflées au gré des fréquents changements de gouvernants qui ont, pratiquement tous, imposé une nouvelle vision de l'économie de marché à édifier, sans toutefois prendre la peine de la définir. Navigation à vue Si la transition à l'économie de marché a été l'objectif ouvertement déclaré par toutes les autorités politiques, sans exception, qui ont dirigé le pays durant ces 20 dernières années, aucune d'entre elles n'avait, en effet, précisé ce qu'elle entendait exactement par ce système de marché qu'elle prétendait vouloir édifier, ni la stratégie retenue pour y parvenir. Alors qu'elle ne devait durer que le temps d'une décennie, la transition à l'économie de marché soumise aux épreuves du temps et de l'exercice du pouvoir, s'est de ce fait très tôt arrêtée au milieu du gué, en causant bien des désagréments aux opérateurs économiques, mais plus largement à la société algérienne toute entière, qui ne perçoivent toujours pas les changements positifs promis. Le sentiment largement partagé est que la vie en société et la conduite des affaires se sont davantage compliquées du fait des difficultés générées par la superposition des dysfonctionnements inhérents au système socialiste dont certains de nos hauts dirigeants sont encore fortement imprégnés, et ceux résultant du système libéral en construction, dont une large frange de la société algérienne ne perçoit malheureusement que les effets négatifs. La durée excessive de la transition et les chemins contradictoires qu'elle prend au gré des contraintes de gouvernance suscitent en outre de légitimes interrogations chez de nombreux Algériens qui en subissent, à des degrés divers les aléas, même si la manière de les vivre et de les formuler diffère d'une catégorie sociale à l'autre. L'opportunité de comparer ce qui se passe dans notre pays depuis le lancement des réformes en 1988 avec ce qu'ont vécu d'autres nations qui avaient entamé, à peu près à la même période, leur passage du système collectiviste à l'économie de marché peut, effectivement, aider à expliquer les raisons de l'inaptitude des dirigeants algériens, contrairement à ceux des ex-pays socialistes par exemple, à réformer leurs économies et plus largement leurs sociétés. Embarqué dans une alliance essentiellement composée d'islamo-conservateurs séduits par l'économie de bazar et l'enrichissement rapide qu'elle procure et, de l'extrême gauche, rêvant d'un retour à la toute puissance de l'Etat et aux sociétés nationales distributrices de rentes, le président Bouteflika, arrivé au pouvoir il y a une dizaine d'années avec des intentions libérales franchement affichées, a dû se résoudre dès son second mandat à faire marche arrière en remettant subitement en cause le processus de libéralisation qui avait, en dépit de nombreux échecs, commencé à donner des résultats. Et c'est à coups d'articles de lois de finances annuelles et complémentaires que le processus de réforme a été totalement dévié de sa trajectoire, pour aboutir à un système de gouvernance économique qui entrave l'initiative entrepreneuriale, l'investissement et ne conçoit le développement économique du pays qu'au moyen de faramineuses dépenses publiques dont une partie sera, comme on le sait, détournée. Retour au dirigisme étatique De troublants signes d'abandon de l'économie de marché sont, du reste, largement perceptibles depuis quelques mois, à travers notamment un certain nombre d'actes politiques annonçant un retour de plus en plus marqué au dirigisme étatique et au secteur public marchand maintenu sous perfusion par des centaines de milliards de dinars d'assainissement financier. Cette énorme manne financière engloutie dans un millier d'entreprises publiques insolvables aurait pourtant pu faire œuvre utile, si elle avait été injectée dans la nouvelle économie et, notamment, les entreprises privées ayant des prédispositions en matière d'innovation et d'exportation. C'est cette subite remise en cause d'un processus patiemment mis en œuvre depuis le début des années 90 qui serait, de l'avis des observateurs de la scène économique algérienne, à l'origine du marasme dont souffrent l'écrasante majorité de nos entreprises, qui n'investissent plus, n'embauchent plus et travaillent en nette sous-capacité. Le chômage et l'envolée des prix des produits de consommation qui furent, affirme-t-on, la cause des récentes émeutes, résulteraient en grande partie de cet immobilisme engendré par le subit revers imposé au cours des réformes. Facteur aggravant, l'arrêt du processus de réformes n'a pas affecté que l'économie. Il a porté un coup à tout ce que les réformes de 1988 ont apporté de positif au pays, à commencer par le pluralisme politique et syndical, aujourd'hui victimes de harcèlements, de marginalisation et de récupération. Leurs absence a, du reste, fortement pesé sur les dernières émeutes qui ont dévié vers des actions de saccages de biens publics et -privés, faute d'encadrement par les partis politiques et syndicats qui affirment pourtant partager les revendications des manifestants.