En ce jeudi 27 janvier 2011, c'est toujours l'incertitude à Tunis. Des milliers de personnes bloquent le siège du Premier ministère dans la Casbah de Tunis et le mouvement se poursuit à travers plusieurs villes et secteurs d'activité. A Sidi Bouzid, berceau de la révolution, des milliers de manifestants défilent dans la rue pour exiger la démission du gouvernement de transition. Le puissant syndicat tunisien (UGTT) refuse de reconnaître ce gouvernement. Pas question, disent-ils, d'avoir fait tout cela pour que les ministères les plus importants soient aux mains des anciens de Ben Ali. Profitant de la liberté médiatique, les chaînes de télévision ouvrent leurs antennes aux citoyens. De nombreux Tunisiens n'hésitent pas à citer nommément, en direct, et quelquefois en leur présence, les responsables de leurs malheurs encore aux affaires. C'est ainsi qu'un magistrat qui participait à un débat en direct a été obligé de quitter le plateau suite aux incessants appels des citoyens puis des avocats l'accusant d'avoir fait jeter en prison, à tort, des militants. Dans les entreprises publiques, ce sont les salariés eux-mêmes qui chassent les dirigeants ostensiblement impliqués dans le système Ben Ali. Cela a été le cas pour le PDG de la compagnie d'assurances et de réassurances et le PDG de Télécom Tunisie, entre autres. Quatre des juges les plus craints de l'ère Ben Ali ont été empêchés d'accéder à leurs bureaux par le personnel et chassés à coups de gros livres de procédures sur la tête.
Les traces de Ben Ali Les hommes qui ont servi Ben Ali sont toujours en poste dans les institutions, les administrations, les entreprises publiques, dans les médias et surtout dans l'appareil sécuritaire. Même s'ils ont retourné «la veste» subitement pour se transformer en «plus démocrates que les démocrates», pour de nombreux opposants, «ils constituent une menace de confiscation de la révolution». «Ils font les amnésiques, ils font semblant d'oublier qu'ils ont participé au système de Ben Ali, mais le peuple, lui, n'est pas amnésique», indique Sihem Bensedrine, porte-parole du Conseil national des libertés en Tunisie (CNLT). Derrière les beaux discours des ex-compagnons de Ben Ali, convertis, subitement, aux valeurs démocratiques, les vieux réflexes réapparaissent déjà, alors que la contestation se poursuit. En effet, la police politique continue d'agir, discrètement, mais elle agit. «Nous avons fait tomber Ben Ali mais nous n'avons pas encore fait tomber son système», poursuit-elle avec inquiétude. Les écoutes téléphoniques de certains opposants ont vite repris, les surveillances, certes beaucoup moins visibles, ont également repris, après quelques jours de répit. Le quotidien la Presse a dénoncé, dans son édition du samedi 22 janvier, un filtrage d'Internet, notamment de facebook. Un jeune artiste, qui a créé sur le réseau social un compte «Tunisie, la Suisse arabe», a été enlevé en pleine rue par la police politique qui l'a interrogé et brutalisé pendant de longues heures. Contre la menace de chaos En parallèle, de nombreuses personnalités de l'opposition ainsi que des partis politiques, reconnus ou non, approuvent la démarche de l'UGTT et refusent les menaces de chaos des défenseurs du gouvernement de transition. L'ancien ministre de la Justice du président Bourguiba, Ahmed Mestiri, personnalité crédible et respectée, a lancé une initiative qui trouve un écho favorable. Il s'agit de la mise en place d'un conseil de la révolution, regroupant l'ensemble des acteurs de la société civile aux côtés des partis politiques de l'opposition, qui désignerait un gouvernement provisoire et légiférerait pendant cette période. Le problème se situe à ce niveau. L'Exécutif actuel, encore dominé par des personnes de l'ancien système, accepte les prérogatives de surveillance à ce «conseil en formation», mais ne veut pas lui reconnaître de pouvoir législatif. Le Conseil de l'ordre qui regroupe les avocats, qui ont joué un rôle très important dans la révolution, s'est joint à cette initiative. Il estime, dans une proposition au Premier ministre, qu'elle peut être tout à fait légale. Le président par intérim, Lambazaa, peut, selon les avocats, créer, par décret, cette institution de préservation de la révolution, ce qui évitera un vide institutionnel. «Cette option, qu'elle soit constitutionnelle ou extra- constitutionnelle, est légitime», estime Naziha Rijabi, plus connue sous le nom «d'Oum Ziad», farouche opposante, «c'est une révolution, et par définition, on n'est pas obligé de respecter une Constitution élaborée par l'ancien régime». Pour Sihem Bensedrine, «il appartient à la société d'inventer, maintenant, ses propres institutions pour gérer la période de transition et d'aller vers des élections démocratiques». Dans tous les cas, la Révolution du jasmin ne fait que commencer. Les Tunisiens, société et élites, ont fait preuve, jusqu'à présent, d'un très haut sens des responsabilités et d'une conscience politique admirable. Ils n'ont pas du tout l'intention de se laisser «voler» leur révolution. - Tunis. Yahia Bounouar : Correspondance particulière