- Des manifestations se sont propagées rapidement dans plusieurs pays arabes : Tunisie, Algérie, Egypte, Jordanie, Yémen et Soudan. Quel est votre éclairage sur cette onde de choc qui a surpris tout le monde ? Rappelons tout d'abord qu'au début des années 1990, l'empire communiste, sous la houlette de l'URSS, s'était brutalement effondré sous la pression de la rue. En quelques mois, des régimes honnis et usés jusqu'à la corde disparaissaient les uns après les autres. L'effondrement du Mur de Berlin avait surpris tout le monde, à l'Est comme à l'Ouest. Même les experts, animés par un anti-stalinisme viscéral, ont été pris de court par ce vent de liberté. Personne n'avait pensé que la rue pourrait un jour faire tomber le système totalitaire. La succession de révolutions en Europe de l'Est, survenue après la chute de dictatures militaires sud-américaines, avait conduit à conclure hâtivement que la région du MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord) ne connaîtra pas de mouvement démocratique. Les sociétés arabes sont trop archaïques et amorphes pour se révolter contre l'ordre autoritaire des maréchaux, généraux militaires, rois, princes et darwiches. Le changement politique ne pourrait venir donc que de la communauté internationale. Dans cette perspective, le président George Bush a mis en place, au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, une politique «tout sécuritaire» pour démocratiser les pays arabes. Comme premier bilan en Irak, un million de personnes tuées, 3 à 4 millions de déplacés et un pays ruiné par une guerre asymétrique de plusieurs années. L'exception arabe est rapidement devenue un élément fort dans la théorie de la transition démocratique. Cette théorie faite d'un tissu de présomptions et de données statistiques erronées fut rapidement adoptée par les élites arabes, elles ont même amplifié son discours idéologique.
- Comment expliquez-vous que les populations sortent soudainement dans les rues en bravant l'état de siège et le couvre-feu ? Le mur de la peur n'est-il pas tombé brutalement ? Ces derniers temps, des milliers de manifestants envahissent spontanément chaque jour les rues dans les pays arabes. Ces événements ne sont, selon Noam Chomsky, comparables nulle part ailleurs. Ils revendiquent clairement une justice sociale, des libertés, de la dignité, la fin du règne de la hogra. Le pouvoir des kleptomanes est de plus en plus contesté et rejeté dans sa totalité. Marginalisée, représentant plus de 70% de la population, la jeune génération s'est accaparée de l'espace public sans demander l'autorisation aux bureaucrates. Les populations n'ont plus peur du régime policier et corrompu, l'abus d'obéissance à un pouvoir arbitraire s'est transformé soudainement en révolte. La peur a changé de camp, la nomenklatura a commencé en catimini à évacuer sa progéniture à l'étranger. Ce mouvement démocratique fera tomber inéluctablement ces régimes un à un plus tôt que l'on ne l'avait imaginé. Cette onde de choc n'est ni une colère ni une révolte, c'est un mouvement révolutionnaire qui s'est mis en branle ces dernières années. On est objectivement devant un processus dans le sens classique du terme. C'est la première fois dans l'histoire qu'une révolution sociale est en marche dans le monde arabe et dans l'ensemble du monde musulman. Ce mouvement spontanément initié par les jeunes, les exclus, les marginaux et les laissés-pour-compte de l'économie de bazar a rapidement fédéré les couches moyennes citadines en un élan patriotique. Ce mouvement conduira inéluctablement les pays arabes à la modernité, en opposition aux tenants qui prédisaient «le choc de civilisations». Comme revendication immédiate, ce profond mouvement réclame, tout simplement, le départ des chefs d'Etat élus pourtant «démocratiquement» à la suite de scrutins supervisés par la communauté internationale. Comme en Tunisie, il n'y a pas eu de slogans anti-occidentaux et anti-Israéliens en Egypte et ailleurs. Le slogan mobilisateur de la révolution tunisienne, «Dégage», en s'adressant au président Zinedine Ben Ali, fut spontanément adopté par la rue arabe. Comme Emmanuel Todd le soutient, la Tunisie contribuera à faire passer le monde arabe de l'autre côté du miroir et rendre caduc le sempiternel discours sur l'incapacité structurelle des pays arabes à devenir des démocraties. La refondation des relations internationales est mise en place avec la participation cette fois-ci des pays arabes.
- Quels sont les facteurs externes et internes qui ont contribué à ce mouvement de protestation ? Sont-ils d'ordre socio-économique ou d'ordre politique ? Quelles ont été les réactions des gouvernements à ces manifestations ? La mise en place des programmes d'ajustement structurel et des politiques néolibérales sous la houlette des institutions internationales (Banque mondiale et FMI) a fini par accentuer la structuration sociale et à marginaliser la société active. Les règles de jeu ont même changé dans l'économie de bazar une fois que les lobbies de l'import-import et les Tycoons ont fait main basse sur l'économie nationale. «Le droit d'entrée» dans l'économie nationale a atteint jusqu'à 50% du capital des investissements, projets industriels ou containers. D'année en année, on a vu des investissements productifs, créateurs de valeur ajoutée et richesse nationale fondre comme neige au soleil ou se diriger vers d'autres ensembles géo-politiques. Lorsque la crise des subprimes en 2008 se déplaça sur l'économie réelle, la crise économique mondiale a rapidement secoué les économies spéculatives et rentières. Les denrées alimentaires que ces pays sont contraints d'importer ont vu leurs prix flamber. Au lieu de répondre politiquement aux modèles de développement économique en place, les gouvernements répondent dans la précipitation par des mesures technico-financières. Ils subventionnent les produits alimentaires en violant les élémentaires règles de la commercialité. Ils ont même trouvé, comme par enchantement, les fonds nécessaires pour faire des stocks de céréales pour parer éventuellement aux «émeutes de la faim». Mais ces mesures se sont révélées rapidement très insuffisantes au regard d'une demande sociale grandissante. Le pacte sécuritaire reposant sur la militarisation de la société contre la croissance économique et la consommation contre l'islamisme radical n'est plus en mesure d'embrigader la jeunesse, notamment la génération des réseaux sociaux. Sur la crise de légitimité, à laquelle les pouvoirs prétoriens n'ont pas cessé d'en endurer depuis l'indépendance nationale, s'est greffée la crise du pacte sécuritaire. Le modèle de prédation imposé par la kalachnikov, le kamis et l'urne truquée a atteint ses limites congénitales.
- L'immolation par le feu de Mohamed Bouazizi a provoqué un mouvement de protestation en Tunisie qui a conduit à la fuite du président Ben Ali. Depuis cet acte, le suicide par immolation s'est répandu dans plusieurs pays arabes, alors que l'Islam interdit les suicides. Que représente pour vous le phénomène des harraga, l'immolation par le feu ou des autres formes de suicide ? Quelle est la réaction des gouvernements face à ces nouveaux phénomènes ? Ces dernières années, les tentatives de suicide sous diverses formes se sont multipliées dans les pays arabes. Chaque année, des milliers de jeunes Maghrébins tentent de traverser la Méditerranée dans des embarcations de fortune. Dans la plupart des cas, ces jeunes hommes n'atteignent pas le rivage, ils sont repêchés comme des épaves par les gardes maritimes. Sous la pression des gouvernements européens, les autorités locales tentent de freiner ce phénomène. Très cyniques, elles ont concocté des mesures administratives pour pénaliser ce comportement qu'on appelle en Algérie la harga. A ce suicide collectif vient se greffer ces dernières années un autre phénomène, le suicide individuel. Brisé, à 26 ans, par les difficultés à assurer sa survie, Mohamed Bouazizi s'est immolé par le feu le 17 décembre dernier. Ce geste sacrificiel, qui a mis l'étincelle à un mouvement de protestation en gestation depuis les événements de Gafsa en 2008, est considéré comme l'instant fondateur de la révolution tunisienne. Depuis, les tentatives de suicide se multiplient un peu partout dans la région. En Algérie, l'immolation par le feu ne date pas de cette année. Déjà, en 2005, la presse privée a rapporté des cas d'immolation par le feu. On a comptabilisé ces derniers temps une dizaine de cas. Tout récemment, le 30 janvier 2011, un agent de sécurité a tenté de s'immoler par le feu avec sa fille, handicapée moteur, devant l'entrée de l'agence de la BDL à Staouéli, la banlieue ouest d'Alger. Par ce geste de désespoir, il a tenté de protester contre son licenciement après plus d'une dizaine d'années de service et le refus de la direction de la banque de l'assister dans la prise en charge de sa fille. Ces actes, très symboliques de l'échec des programmes de développement mis en application sous la direction des institutions internationales, ne semblent pas émouvoir outre mesure les pouvoirs publics. Plus révoltant encore, un ministre algérien accuse sur les ondes de la chaîne publique que les parents des harraga instrumentalisent leurs enfants pour bénéficier du système social européen.
- L'immolation est-elle en soi un acte de désespoir ? Lorsque le système politique est fermé à toute forme d'expression, le suicide peut-il être interprété comme un acte politique ? L'immolation par le feu, apparu au IVe siècle av. J.-C. en Inde, ne prend une dimension politique qu'à partir des années 1960. L'immolation, le 16 janvier 1969 à Prague, de l'étudiant Jan Palach pour protester contre l'occupation soviétique de la Tchécoslovaquie est devenue le symbole de cette forme de contestation. Quant au Tunisien Bouazizi, un jeune universitaire en chômage, il souhaitait, par son acte de désespoir, faire honte au régime qui se targuait d'avoir réussi son décollage économique. Ce geste hyper douloureux qui est interdit par l'Islam est plus influent que l'acte du kamikaze. Cette vague d'immolations est en effet le reflet d'une tension sociale à son comble. Ces personnes ne se suicident pas en tant que musulmans à l'instar des kamikazes palestiniens, mais en tant que citoyens auxquels les kleptomanes ont refusé le droit à une existence décente. Elles commettent un acte moderne qui leur donne immédiatement accès à la mondialisation par l'image. La rue arabe n'est plus dans l'instrumentalisation des revendications islamiques que le slogan creux «l'Islam est la solution» avait fait vibrer durant les années 80 et 90. Elle est entrée de plain-pied dans une nouvelle logique, par ailleurs difficilement manipulable, c'est la logique des revendications sociales et politiques. Cette logique citoyenne est en effet totalement déconnectée de la religion.
- Internet et les réseaux sociaux sont en train de jouer un rôle important dans la mobilisation des manifestants en Tunisie et en Egypte et ailleurs. Ces réseaux occupent-ils une telle place en Algérie ? En effet, Internet et les réseaux sociaux (Facebook, Twitter, Youtube et Skype), les sites d'information on line et les blogs sont en train de jouer un rôle important dans la mobilisation de la jeune génération qui a grandi paradoxalement dans une société fermée politiquement. Les réseaux sociaux ont rapidement supplanté les partis politiques, ils n'ont pas donné le temps aux élites politiques de s'adapter à la nouvelle donne. Demain, la mobilisation citoyenne se fera via la Toile dans les pays du Golfe persique, où le taux de pénétration d'Internet est déjà élevé par rapport aux autres pays arabes. Le taux de pénétration d'Internet varie énormément d'un pays à un autre. Ce taux est de l'ordre de 50% dans les Etats du Golfe persique, 17% en Syrie et de 1 à 2% au Yémen et en Somalie.
- La plupart des gouvernements arabes ont promulgué une réglementation sur l'utilisation d'Internet. Quel est l'objectif de ces mesures dans un contexte politique verrouillé ? Les régimes arabes ont en effet rapidement saisi l'importance de la technologie numérique dans le nouvel environnement international. La Ligue des Etats arabes, sous la houlette de Amr Moussa, s'est même intéressée à cette question brûlante. Sous sa recommandation, les Parlements arabes ont voté des lois pour superviser cette nouvelle technologie et mettre de l'ordre dans la Toile. En juillet 2009, une loi sur la cybercriminalité avait été adoptée en Algérie. Elle donne aux autorités les moyens légaux d'ordonner des blocages de sites. En vertu de l'article 12, «les fournisseurs d'accès sont tenus d'intervenir, sans délais, pour retirer les contenus dont ils autorisent l'accès en cas d'infraction aux lois, les stocker ou les rendre inaccessibles dès qu'ils en ont connaissance. (…) Ils sont tenus de mettre en place des dispositifs techniques permettant de limiter l'accessibilité aux distributeurs contenant des informations contraires à l'ordre public ou aux bonnes mœurs et d'en informer les abonnés». Contrairement aux autres pays, comme la Tunisie ou l'Algérie, le gouvernement égyptien ne peut pas appuyer sur un «bouton» pour couper Internet. Le raïs Hosni Moubarak a réussi néanmoins à bloquer quasiment tout le système de communications, sans mesurer les conséquences économiques en faisant pression sur les 4 opérateurs. La communauté internationale, sous la houlette des Etats-Unis, a rapidement condamné ce blocage. Sans grande surprise, Washington n'est pas intervenue, contrairement à ce qu'elle avait fait en Iran en 2009, pour «ouvrir» un réseau de communication. En Algérie, les réseaux sociaux ne sont pas développés, à l'instar de l'Egypte, la Tunisie et encore moins des Etats pétroliers du Golfe. Aujourd'hui, il est très difficile de parler de réseaux sociaux pour la simple raison que le nombre d'abonnés à Internet est très faible. Il ne doit pas dépasser un demi-million d'abonnés pour une population de plus de 34 millions, alors qu'il est de 3,6 millions en Tunisie pour une population de moins de 11 millions. Le débit d'Internet est en outre dans l'ensemble très faible lorsqu'il n'est pas perturbé pour des raisons d'ordre technique. Un SMS, supposé arriver instantanément, peut prendre des heures pour arriver à destination. Tout compte fait, la blogosphère algérienne n'existe pas encore. La fracture numérique par rapport à nos voisins est énorme, l'Etat dort pourtant sur un matelas de billets de banque. - Le mouvement de protestation égyptien a fait rapidement réagir les Etats-Unis, les gouvernements européens et toute la communauté internationale. Cette réaction n'est-elle pas associée à l'importance géostratégique de l'Egypte ? Y a-t-il une grande crainte de perdre un allié stratégique d'une grande importance au profit d'un autre ? Pivot entre l'Afrique et le Proche-Orient, l'Egypte constituait en effet un pôle de stabilité particulièrement rassurant pour les Occidentaux, notamment pour les Etats-Unis. Cette donne a commencé à changer, l'opinion internationale n'a pas pour autant évolué sur cette question. L'Egypte n'est plus un allié stratégique d'une grande importance. La campagne antiterrorisme sous la houlette du président George Bush a bouleversé les enjeux des relations internationales, elle a mis en place un nouvel ordre sécuritaire. Cette stratégie a coïncidé avec la fin du terrorisme en Algérie. Le centre de gravité du nouvel ordre régional tend à se déplacer dans la région du Sahel. L'assistance militaire américaine vise beaucoup plus à renforcer et moderniser l'appareil sécuritaire, le pivot de l'Etat pharaon, que la stratégie de paix avec Israël. La question palestinienne est résolue depuis que les Palestiniens sont réduits à des «groupes terroristes». Au niveau diplomatique, l'Egypte ne joue plus un rôle diplomatique influent. C'est l'Arabie saoudite et le Qatar, rehaussé par la chaîne satellitaire El Jazzeera qui s'est imposée par effraction dans tous les foyers arabes, qui sont devenus les acteurs influents de la diplomatie arabe. Au niveau sécuritaire, c'est l'Algérie qui occupe désormais cette position depuis précisément que l'AQMI parvient à sillonner librement à travers la région du Sahel. Washington a en effet recentré depuis ces dernières années sa lutte antiterroriste pour nuire aux nouvelles menaces provenant de cette région. A cette fin, le nouveau concept stratégique est reformulé au dernier sommet de l'OTAN tenu à Lisbonne. Le Sahel est perçu comme ayant une grande profondeur stratégique pour la pénétration US dans la région des Grands Lacs et en Afrique noire. Washington a même imposé sa logique sécuritaire aux Européens, notamment aux Français. Les enjeux énergétiques sont énormes pour la relance du Complexe militaro-industriel.
- Peut-on voir d'autres facteurs mettant en exergue l'Algérie comme un acteur stratégique dans le nouvel ordre moyen-oriental ? L'autre facteur mettant en exergue l'Algérie comme un acteur stratégique dans le nouvel ordre sécuritaire est la question politique. Si le mouvement social algérien imploserait dans le contexte régional actuel, il sera plus radical que les autres. La communauté internationale craint beaucoup plus la radicalisation de ce mouvement que le changement de régime. L'Algérie donnera, selon toute vraisemblance, une nouvelle dimension à la dynamique sociale en cours. Prises de vitesse par les couches plébéiennes, les élites politiques en Tunisie et en Egypte sont finalement parvenues tant bien que mal à encadrer le mouvement de protestation. Cette situation ne se produira pas facilement en Algérie. Faibles et atomisées, les élites politiques algériennes ont abdiqué depuis particulièrement le début des années 2000 les luttes sociales au profit des luttes de sérail. Aujourd'hui, elles ont perdu toute forme de crédibilité au sein de le jeunesse et dans l'Algérie profonde. La culture de l'émeute est devenue dans une société fermée la seule expression politique audible. En 2010, plus de 9000 émeutes ont été recensées à travers le territoire national. Si la grosse casse a été limitée en Tunisie et en Egypte, il est fort à craindre que la situation évoluera différemment en Algérie. Plus dangereusement, l'animosité à l'égard du système de hogra est très profonde, très peu d'Algériens n'ont pas souffert de ce système. En bref, le dragon de la région n'est plus l'Egypte mais c'est bien l'Algérie. Le réveil de l'animal immonde serait terrible.
- La communauté internationale craint-elle un changement de régime en place ? Un changement du système politique est-il souhaité ?
Ce que la communauté internationale craint le plus, ce n'est pas un changement des régimes en place, devenus par ailleurs encombrants, mais c'est bien la radicalisation du mouvement populaire. Les Etats-Unis ont une solide tradition d'hostilité envers tout ce qui est populaire. Ben Ali a réussi à fuir parce que les Américains en collusion avec la hiérarchie des forces sécuritaires lui ont laissé une issue de sortie en prenant de vitesse tous les acteurs extérieurs, y compris les Français. La pression des Américains, des Français et d'autres acteurs internationaux ne s'était pas relâchée tant que la constitution du gouvernement d'union nationale ne s'était pas faite. Cette ingérence extérieure a réussi à maintenir en fonction deux figures-clefs de l'ancien régime, le Premier ministre et le ministre de la Justice. Le jugement du régime de Ben Ali n'aura pas lieu en dépit de la pression de la rue. Peut-on imaginer pour un bref moment un tribunal populaire juger le couple Zine El Abidine et Leïla Ben Ali, comme ce fut cas pour le couple Nicolae et Elena Ceausescu de Roumanie en 1989 ? Le politiquement correct ne tient pas à soulever cette question qui fâche.
- La question qui taraude les esprits ici et ailleurs est le rôle de l'armée algérienne en cas de soulèvement populaire ? L'armée va-t-elle s'interposer entre les manifestants et la police, comme c'est le cas en Tunisie et en Egypte ? Sans surprise, l'armée tunisienne a refusé de tirer sur les manifestants. L'armée tunisienne avec à peine 35 000 hommes a été de tout temps mise à l'écart de la politique, contrairement à l'armée algérienne ou égyptienne. Une fois au pouvoir, Ben Ali a continué sa dépolitisation en développant la police et les services secrets. La grande surprise est venue de l'Egypte. Après la déroute d'un appareil policier désuet, l'armée a investi les rues pour sécuriser les édifices publics sous l'assaut des «baltagyya» et des casseurs. Même si l'ordre de tirer sur les foules aurait été donné, il n'aurait pas été exécuté par l'ensemble des soldats. Les hommes de troupes tiennent coûte que coûte à préserver le symbole de l'unité nationale. Personne ne souhaite un bain de sang sauf probablement les protagonistes de la partition nationale. Dans une telle éventualité, un plan militaire américain, préparé depuis la fin de la guerre en Irak, sera mis en place pour évacuer les ressortissants de ce pays.
- Comment se présente aujourd'hui la situation politique en Algérie ? Dans notre pays, l'armée investira la rue si l'appareil policier s'effondre brutalement. Bien que la police algérienne soit mieux équipée que la police égyptienne, son appareil collapserait rapidement sous une forte pression populaire. Plus important, la police algérienne, à l'instar des autres polices arabes, n'est pas convaincue de la légitimité de faire régner un ordre sécuritaire militarisé. Donc, l'armée sera appelée à venir en aide à la police. Je ne pense pas que l'armée algérienne tirait sur «un chahut de gamins» pour faire 500 victimes en quelques jours. L'état-major l'a fait impliquer dans une lutte de clans pour laquelle elle n'était pas préparée. Elle avait ainsi perdu brutalement la légitimité révolutionnaire dont elle se prévalait. L'armée d'aujourd'hui n'est pas celle des années 80 et 90. L'armée a déjà fait sa mue, la professionnalisation des forces armées est bien avancée aujourd'hui. En plus, la lutte antiterroriste a permis aux soldats d'acquérir une plus grande maîtrise sur la gâchette. La grande inconnue dans ce puzzle reste néanmoins la réaction de la police politique. Au fil de la crise sécuritaire, la police politique en se redéployant horizontalement et verticalement est devenue la plus grande force politique, une force au-dessus de la mêlée. Si le raïs Moubarak reste le chef de cette institution, ce n'est pas le cas pour tous les pays arabes. La grande particularité algérienne, c'est que c'est l'armée qui a créé l'Etat dans ce pays, ce n'est pas l'Etat qui a créé l'armée nationale.
- Où va conduire ce mouvement de révolte, à l'incertitude, au chaos, à un changement radical du régime en place ou à un remplacement d'un clan par un autre ? La question fondamentale à laquelle il est très difficile aujourd'hui de répondre avec exactitude est associée à la nature réelle du changement politique en perspective. Ce mouvement sera-t-il seulement en mesure de remplacer une clique par une autre ou bien sera-t-il en mesure de mettre en place une nouvelle transition politique dont ses grands enjeux doivent être clairement définis ? Je pense que le fait que la tête du régime autoritaire tombe à la suite seulement de quelques semaines de protestation est en soi une grande victoire politique pour la génération montante. La révolution tunisienne a remporté déjà, en moins de deux mois dans un contexte régional et international très hostile, un succès mondial. A ce titre, elle pourrait être comparée à la Révolution française qui a duré 10 longues années, de 1789-1799, la Révolution américaine, sept ans, de 1756-1763, ou la Révolution bolchevique 5 ans, de 1917 à 1922. Chaque révolution fait face à une contre- révolution qui plonge à un moment donné le pays dans l'incertitude.
- Quels sont les scénarii possibles ? Jusqu'à aujourd'hui, il est très difficile de spéculer sur l'évolution de la situation politique, l'on assiste à une accélération des événements. Le processus révolutionnaire est à la croisée des chemins. Il faut attendre l'apparition d'autres cas de figure pour se faire une idée assez précise. Dans cette perspective, comme je viens de l'examiner, l'Algérie est au centre du nouvel ordre régional en gestation. Toujours est-il, je vois 3 scénarios plausibles. Pour faire court, le scénario islamiste, le scénario militaire et le scénario hybride. Tout le monde redoute le premier scénario. Comme par le passé, la presse occidentale agite «l'épouvantail islamiste» pour soutenir la mise en application du second scénario. Rappelons, même au plus fort moment de l'islamisme radical, ce scénario n'était pas «naturel» ni en Egypte ni en Algérie. Des circonstances bien particulières qui restent à élucider ont fait que les islamistes pouvaient prendre le pouvoir par les urnes. Cette période de confusion émaillée par des conflits armés pour le contrôle de rentes de situation tout en favorisant la modernisation de l'appareil sécuritaire au détriment de la promotion de la liberté de la presse a produit néanmoins un esprit conservateur préjudiciable pour la justice sociale et la démocratie. Plus dangereusement, la société arabe s'est islamisée culturellement sans être sous influence directe des partis islamistes. Le second scénario semble prendre forme en Egypte au regard de la nomination de militaires à des postes-clefs. La communauté internationale sous la houlette des Etats-Unis et d'Israël, pris de court par les événements, semblent soutenir ce scénario. Par contre, la Tunisie s'achemine vers le troisième scénario par lequel de nouveaux acteurs participeront à la mise en place de mécanismes institutionnels devant déboucher sur une transition politique. La grande inconnue dans ce nouvel échiquier régional reste bien entendu l'Algérie. Le monde a les yeux rivés sur notre pays. Le silence du pouvoir, en dépit d'un activisme factice comme réponse aux émeutes du 5 janvier 20011, inquiète tout le monde. Mais lorsque le ministre de l'Intérieur, au pouvoir depuis l'indépendance nationale, déclare qu'il n'autorise aucune manifestation pacifiste initiée par la société civile, c'est que la puissance publique ne semble pas entendre ni la grogne populaire et ni la chute du mur de la peur. Une fois encore, le pouvoir rate définitivement sa rencontre avec l'histoire, comme c'est le cas avec le raïs Hosni Moubarak et avant lui le général Ben Ali.