Le Syrien Salam Kawakibi, directeur de recherche à Arab Reform Initiative (Paris), estime, dans cette interview, que les régimes arabes en place depuis plus d'un demi-siècle «ont atteint leurs limites historiques».Pour lui, «la peur qui s'est enracinée dans les esprits de la population dans les pays arabes, durant des décennies d'humiliation et de répression, a changé de camp». - Quelle analyse faites-vous des bouleversements politiques qui secouent le monde arabe en ce moment ? Ce qui se passe dans la région est une révolte qui se transforme en révolution dans les sentiments, les comportements et les pratiques. La peur qui s'est enracinée dans les esprits de la population dans les pays arabes, durant des décennies d'humiliation et de répression, a changé de camp. Les dirigeants arabes ont maintenant «l'opportunité» de partager ce sentiment, enfin. Toutes leurs réactions le démontrent : baisse des prix, subventions, augmentation des salaires, promesse de supprimer les lois d'urgence, promesse d'amender les lois électorales, promesse de réformes politiques et économiques, et des déclarations médiatiques dans lesquelles ils ne se sentent pas concernés par ce qui se passe chez les voisins car «ils sont différents».
- Deux régimes, la Tunisie et l'Egypte, considérés jusque-là comme inébranlables, se sont écroulés au bout de quelques jours de révoltes populaires. Finalement, les régimes arabes sont-ils à ce point fragiles ? Gouverner par des lois d'urgence pendant plusieurs décennies est la traduction la plus juste de la faiblesse. Les régimes arabes, dans leur majorité, ne possèdent pas ou plus de légitimité. Ils ont passé des années à spolier leurs pays sous des prétextes variés. Ils ont avorté toute tentative de développement réel en appliquant des politiques économiques sans définition, qu'elles soient de gauche ou de droite. Pour se maintenir au pouvoir le plus longtemps possible, ils ont élaboré une corruption institutionnalisée afin de redistribuer la rente à des éléments protecteurs et à des centres de pouvoir qui les aident à réprimer et à museler la vie publique. Ils ont même confisqué la société civile en encourageant la création d'une société civile sur mesure, aussi corrompue et clientéliste que le pouvoir lui-même. Finalement, ils ont rendu la presse muette et complice. En censurant toute création artistique et littéraire, ces régimes sont les premiers responsables de l'assassinat de l'âme et de la créativité d'une culture ancestrale, ce que tous les envahisseurs et les colonisateurs n'ont pas réussi à faire durant des siècles. L'ébranlement de ces «tigres de sable» n'est plus étonnant avec une bonne connaissance de leur fonctionnement et leur composition.
- D'autres pays comme le Yémen et la Jordanie (en Syrie rien ne se passe pour le moment) sont gagnés par la vague de la contestation des régimes. Pensez-vous que d'autres pays arabes vont connaître des levées en masse semblables à celles de la Tunisie et de l'Egypte ? La révolte qui se propage dans des pays où les conditions sociales, culturelles et politiques s'y prêtent n'est pas une contamination, comme le dit très bien une amie algérienne, car la révolution n'est pas un virus mais plutôt un remède et c'est l'annonce d'une résurrection. La diffusion de la vague très bouleversante se poursuivra, mais peut-être sous des formes différentes. Chaque pays a ses particularités, ses capacités et ses facteurs qui préparent le terrain à une telle déflagration. Cependant, parler de particularités ne doit en aucun cas rassurer les peureux et les défenseurs de la stagnation arabe. C'est juste pour expliquer que la modalité du changement peut être variable d'un pays à un autre. Tous les pays arabes sans exception vont, tôt au tard, affronter cette vague. Dès lors, le degré ou l'ampleur de l'imitation dépendra d'un seul facteur : que les dirigeants sortent de leur autisme et comprennent que les revendications ne se limitent pas à des besoins économiques mais sont très attachées à trois facteurs : liberté, dignité et travail.
- Quelle est la situation politique et sociale en Syrie ? Un mouvement de l'ampleur que l'on a vue en Tunisie pourrait-il renverser le pouvoir de Bachar Al Assad ? Comme j'ai parlé de la particularité de chaque pays, je pense que la situation en Syrie est différente à cause de plusieurs facteurs, dont une politique étrangère qui traduit (avec des réserves) la volonté de la population et une multitude de promesses liées à la réforme économique qui n'a pas cessé d'échouer ou de donner des résultats négatifs. Le conflit avec Israël et le soutien aux différents mouvements de résistance (au Liban et en Palestine) renforce la position du pouvoir syrien et sa légitimité, au moins sur ce registre. Il ne faut pas non plus oublier que la société syrienne est complexe ; elle n'est pas homogène ni ethniquement ni religieusement. Les années 2000 ont connu un élan d'espoir avec les discours prometteurs des dirigeants. Les résultats ne traduisent pas encore ces discours, malgré la position relativement confortable de la Syrie sur le plan régional et international, et ses alliances économiques et politiques avec l'Iran et la Turquie qui lui donnent la possibilité de diversifier les partenaires. Les libertés politiques et associatives sont toujours très réduites. Ainsi, les médias officiels et privés sont sous un contrôle étroit. La majorité de l'opposition syrienne (qui est désorganisée, faible et sans projet défini) n'a jamais revendiqué le renversement du pouvoir, mais elle lui a plutôt tendu la main avec la Déclaration de Damas, en 2006, pour développer la vie politique et entreprendre des vraies réformes, en vain.
- Peut-on faire une comparaison entre le régime égyptien et le régime syrien ? Comparaison n'est pas raison. Les deux pays sont très différents sur plusieurs registres, mais ce qui les rapproche, c'est l'existence d'une société mûre et consciente de ses besoins pour une vie meilleure.
- Pensez-vous que les régimes arabes, en place depuis plus d'un demi-siècle, ont atteint leurs limites historiques ? Ils les ont atteintes depuis un moment. Il est temps qu'ils laissent la place à la nouvelle génération, avec un encadrement avéré. L'existence d'une élite est une chose incontournable. La masse réalise le changement, mais elle aura besoin d'un encadrement et d'une élite qui porte ses revendications et les traduit en actes et en processus élaborés avec sagesse. Même ceux qui ont pu avoir une certaine légitimité liée à leur rôle dans l'indépendance ou la libération de leur pays, ainsi que ceux porteurs d'idéologies qui se sont rassemblés, à un moment de l'histoire, autour des idéaux, ou ceux qui ont affronté à un moment de leur carrière un ennemi extérieur et une occupation étrangère doivent reconnaître, aujourd'hui, leur défaite totale et céder leur place à une autre alternative que le peuple arabe, très mûr en l'occurrence, choisira.
- On a senti que les USA, durant ces événements que vit le monde arabe, poussent dans le sens du changement. Pourquoi, selon vous ?
Le rôle des acteurs régionaux et internationaux est très dangereux par sa composition qui mélange l'hypocrisie, la mémoire courte, la compassion avec les dictateurs «qui font un rempart contre l'intégrisme et qui assurent la sécurité dans les domaines de la migration et du terrorisme». C'est un discours qui ne s'est pas arrêté et nous pouvons le lire presque tous les jours dans les médias en Europe. La sécurité d'Israël a retardé le changement en Egypte avec trois volte-face de l'Administration américaine. Même si le discours d'Obama, le soir du changement, était «magnifique», il est important d'observer la gestion du gémissement du régime égyptien dans les rangs des politiciens et des sénateurs. Le rôle joué en Tunisie aussi n'était pas très rose. La tentative de Geffri Filtman (vice-ministre des Affaires étrangères) de garder Kamal Mourjan à la tête de la diplomatie contre la volonté tunisienne montre à quel point cette diplomatie américaine est porteuse de versions variables. Actuellement, leur rôle au Bahreïn est déplorable avec un soutien inconditionnel et même technique à la répression du mouvement populaire.