Octobre 1988. En quelques jours, 500 morts, des centaines de prisonniers, tous des jeunes ; beaucoup d'entre eux seront battus, violés. Les responsables civils de l'Etat, piégés par leurs propres manipulations, ont fait appel à l'armée pour les sortir du «bourbier» qu'ils avaient eux-mêmes creusé. 500 morts en quelques jours à Alger, c'est plus (excusez-moi de cette comptabilité morbide) que tous les morts réunis des révolutions tunisienne, égyptienne et libyenne à ce jour, avant l'hécatombe de Tripoli ! La répression terrible, qui a ciblé les jeunes des quartiers pauvres (Belcourt, Bab El Oued, Bachedjerrah etc.), est allée bien au-delà de la seule «remise au pas» des émeutiers et a stupéfié l'opinion publique nationale et internationale. Mais nul ne savait alors que la violence instituée, de l'Etat donc, durant ces quelques jours, annonçait une nouvelle phase de notre histoire postcoloniale. Dans les jours qui suivirent le massacre, un collègue, professeur de sciences politiques, me contacte. Il me prie tout d'abord de garder au secret cette discussion et me dit qu'il est délégué par des responsables de «très haut». «Ils» m'invitent, comme beaucoup d'autres, à proposer des «idées», des solutions pour sortir de l'impasse où se trouvait le pays ; tu es totalement libre de tes propos, conclut-il. J'ai quelques jours de réflexion devant moi. Lorsqu'il revient me voir, je lui remets le document ci-après, mais j'avais évidemment pris soin, en ces jours tragiques, d'en donner quelques exemplaires à mes amis les plus proches, au cas où… Pourquoi le publier aujourd'hui, plus de vingt ans après ? Quand le lecteur le lira, il évaluera à sa guise le prix incommensurable, en milliers de morts, en régression économique et civilisationnelle, que la société a payé pour maintenir en l'état un Etat né de la guerre de libération et portant dès sa naissance les stigmates de cette guerre, le pouvoir des «guerriers». Je pensais alors qu'il pouvait, à ce moment, être amendé, réformé. Mais octobre 88 venait d'ouvrir la société à «la violence de masse» que les années 90 porteront au plus haut de son terme. Pour l'anecdote, et elle est bien significative des représentations que ceux «d'en-haut» se font de «ceux d'en-bas», ce collègue me glissera à l'oreille : «Tu sais, parmi ceux qui ont été contactés comme toi, l'un d'entre eux, qui a occupé des fonctions très importantes au sein de l'Etat, avait conseillé «d'inonder» très rapidement tous les Souk El Fellah de marchandises», attendant de cette action la solution au problème posé par les émeutes. Ce genre de raisonnement rappelait étrangement celui des coloniaux qui alternaient le sabre et le pain pour montrer leur force et leur pitié ; mais c'étaient des coloniaux, en 88 c'était l'ANP ! Quelque temps après, malgré l'octroi de la liberté de presse et du parlementarisme, l'Algérie entrait en guerre civile, la plus meurtrière et la plus barbare de notre région. Pourquoi publier ce document, vingt ans après. Peut-être par devoir de conscience, mais aussi pour contribuer, en ces moments cruciaux, à donner plus de lucidité à la démarche de ceux, la majorité, qui veulent que «ça change», mais ne savent pas, comme moi-même et beaucoup d'entre nous, comment faire pour que «ça change». Alors, pour le moins, commençons par éviter ce qui a fait que non seulement, après octobre 88, «ça n'a pas changé», mais pire, «ça s'est tragiquement aggravé». Notre monde – nos voisins par l'histoire, la géographie et la culture – est en train de changer et il changera. Plutôt que de refuser ou de subir la dynamique en cours, il est possible et souhaitable de l'accueillir mais en influant sur la trajectoire qui sera prise, l'algérianiser en quelque sorte. Dans l'énigme d'octobre et de ce qui en a suivi, se trouvent certainement quelques indices pour nous guider.