Le célèbre «Crime et châtiment», revisité en plein cœur de Kaboul. Le grand écrivain russe, Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski (1821-1881), de dimension universelle, a inspiré beaucoup d'écrivains de l'époque moderne, mais on retiendra surtout l'essai que lui a consacré le grand romancier franco-espagnol, Michel Del Castillo et qu'il a intitulé Mon frère l'idiot. Contrairement à ce que pense Rasoul, le personnage principal du nouveau roman du prix Goncourt 2008, Atiq Rahimi, Maudit soit Dostoïevski, Del Castillo confesse qu'il lui doit tout. C'est-à-dire son amour de la lecture, sa carrière d'écrivain à succès et même sa survie. Mais l'influence de l'œuvre du géniteur de L'Eternel mari (1870) conduit Rasoul au crime et à la déchéance. Une fois de plus, l'écrivain afghan, Atiq Rahimi, ne déroge pas à la règle de sa littérature et plante le décor de son intrigue à Kaboul. Une ville toujours dévastée par la guerre et qui semble ne pas vouloir renaître de ses décombres. Les personnages que met en scène l'auteur sont à l'image de ce délabrement, cherchant désespérément à donner un sens à leur vie et à leurs amours. C'est ainsi que le roman s'ouvre sur un crime commis par Rasoul sur la vieille mégère, Nana Alia, une matrone usurière et prospère qui a accumulé une fortune et suscite toutes les convoitises. Rasoul, en décidant de commettre ce crime, s'identifie complètement au héros de Crime et châtiment (1866), Raskolnikov. Il veut en quelque sorte débarrasser la planète des agissements néfastes de cette dame de petite vertu et de grande cruauté. Atiq Rahimi pousse la similitude jusqu'à jouer sur une certaine proximité homonymique entre son personnage et celui du maître du roman russe. Or, au moment où Rasoul s'apprête à délester la vieille de son trésor accumulé, il entend quelqu'un s'approcher de la chambre du crime. Son plan tombe à l'eau et il quitte les lieux sans avoir rien pris. Commence pour lui une course contre la montre pour récupérer son dû et en même temps proclamer haut et fort son acte criminel et l'assumer. Il se considère héroïque dans un pays où la mort est monnaie courante. Et, comme un malheur n'arrive jamais seul, il perd sa voix et n'arrive plus à communiquer avec son entourage que par écrit. Sa fiancée, Souphia, est désespérée. Excédée par ses hésitations, elle croit avoir affaire à quelqu'un qui perd la tête. Cette extinction de voix est utilisée à bon escient par Atiq Rahimi dans le but de tendre une sorte de micro imaginaire à tous les dialogues qui agitent l'âme de Rasoul et s'inscrire ainsi dans la lignée des personnages prolifiques de Dostoïevski qui ont, pour la plupart, une vie intérieure très foisonnante. Aphone, Rasoul devient finalement plus expressif et autorise au lecteur une introspection dans ses pensées. Rasoul arrive à la conclusion suivante : «Oui, c'est ça le vide : lorsque personne n'a plus besoin de moi, lorsque je n'ai plus rien à donner. Que j'existe oui ou non, ça ne change rien pour eux.» Son désespoir va atteindre son paroxysme quand il va se livrer à la justice et que les tenants de cette institution lui font la sourde oreille après qu'il ait récupéré comme par miracle sa voix. Le corps de sa victime n'a pas été retrouvé et le petit trésor non plus. Rasoul s'échine à convaincre ses interlocuteurs de sa mission salvatrice en rappelant que Nana Alia non seulement était une usurière féroce, mais fournissait aussi les hommes en jeunes filles pauvres sur lesquelles elle exerçait un horrible chantage, y compris d'ailleurs la fiancée Souphia. Devant tant de bassesses, Rasoul croit avoir réalisé un acte salutaire dans un pays où la mort est banalisée. Atiq Rahimi, né en 1962 à Kaboul, est à la fois romancier et réalisateur. De 1979 à 1984, il vit les horreurs de la guerre en Afghanistan avant de se réfugier au Pakistan. Il obtient l'asile politique en France et étudie l'audiovisuel à la Sorbonne. L'assassinat de son frère en Afghanistan, qu'il apprend un an après, le marque profondément. Aujourd'hui, de double nationalité, il entretient cependant des liens réguliers avec son pays, y séjournant parfois, apportant son aide à des associations éducatives ou écrivant des programmes pour une chaîne privée de télévision (y compris le scénario d'un sit-com). Son premier long métrage Terres et cendres, tiré d'un de ses propres romans et présenté à Cannes en 2004, dans la section «Un certain Regard», a été récompensé par le prix du Regard vers l'avenir. Ses trois premiers romans sont écrits dans sa langue maternelle, mais c'est en français qu'il conçoit Syngué sabour, pierre de patience qui lui vaut le prix Goncourt 2008. Attaché au soufisme, Atiq Rahimi laisse transparaître dans ses œuvres une préoccupation spirituelle forte. Maudit soit Dostoïevski, est son quatrième roman et il semble s'acheminer, dès sa sortie, vers un remarquable succès en librairie. Maudit soit Dostoïevski, roman de Atiq Rahimi, POL éditions, Paris, mars 2011. 320 p.