Décembre 1960-Décembre 2005. Le quartier Belouizdad, anciennement Belcourt, à Alger, résonne encore du fracas de ces journées de soulèvement. Dans la mémoire collective, une photographie de presse en noir et blanc résume l'instant : une pyramide de jeunes coincés dans une ruelle descendante vers la rue Belouizdad, criant leurs slogans, rehaussée par la silhouette d'une jeune femme avec le drapeau algérien brandi comme un défi. Ferveur figée sur le papier photo, ramassant la colère d'un peuple. Belouizdad, du nom de Mohamed Belouizdad, un des chefs de l'Organisation secrète en 1947, dont les dures conditions de la clandestinité l'ont mené droit à une tuberculose, qui l'emporta en 1952 à l'âge de 28 ans. Décembre 2005, la rue Belouizdad qui croise la caracolante Laâqiba, rue Allaouchiche Boualem, avec, au coin, la nouvelle place 11 Décembre 1960 et le centre culturel Lakhdar Rebahi, s'animent avec les centaines de vendeurs de vêtements, parapluies, articles de cuisine, chaussures, voiles, sous-vêtements, tapis, accessoires de portables, etc. Il faut remonter le trajet de la manifestation qui déboula des hauteurs de la Carrière et de Diar El Mahsoul, du Clos-Salembier vers l'ex-rue de Lyon, l'actuelle artère Belouizdad, pour remonter le temps et le sang d'un pays en révolte. Rue de Lyon, la frontière entre la ville portuaire européenne et l'empire des misères des Algériens perché sur la colline. « Je ne dirais rien. J'étais là, tout jeune. Mais je refuse de parler quand je vois ces faux moudjahidine prendre la parole à notre place », dit Saïd, vieux vendeur de bric-à-brac à Laâqiba. Il parle en montrant, d'un mouvement de tête, le centre culturel flambant neuf. Il nous invite à monter plus haut et demander après Mustapha le boulanger. Au numéro 3, l'antique boulangerie continue sa vie et maintient le rythme de ses fournées, depuis plus de cinquante ans. « La veille des manifestations du 11, des Français sont venus nous provoquer. Un ami, le regretté Ahmed Dayem avec d'autres comme Mahfoud Aziaz m'ont dit : “On ne peut pas accepter cela !” » raconte Mustapha qui, à l'époque, avait vingt ans. Une émeute éclate, des ouled el houma (enfants du quartier), qui descendent des quartiers hauts, brûlent des voitures et le Monoprix. « Des militaires sont venus arrêter des anciens détenus », raconte Mustapha. Parmi ces raflés, Hassan, venu acheter du pain à la boulangerie. « On venait de sortir de prison, détenus politiques, et voilà que le capitaine Bernard de la SAU nous embarque dans sa caserne avant de nous envoyer dans une autre à Beni Messous », se souvient Hassan. La nuit du 10 avance. Les jeunes du quartier se révoltent contre les arrestations. « On était attroupés devant la boulangerie, des jeunes venaient de partout harceler les CRS, ces derniers étaient dépassés », dit Mustapha. La rue algérienne était prête à exploser, à imposer sa colère aux ultras, qui s'investiront quelques semaines après dans le cauchemar OAS, et au monde entier, en perspective de l'Assemblée générale de l'ONU du 20 décembre 1960. « Le lendemain, de 8h à la tombée du jour, c'était la manifestation, et le FLN a commencé à encadrer les foules. Farid Oujdi avait placé un haut parleur rue Albin Rosé (actuellement rue Allaouchiche Boualem, ndlr) pour diffuser des anachid (des chants révolutionnaires). Les CRS ont perdu un pistolet et nous le leur avons rendu. C'est ainsi qu'ils nous ont dit qu'ils n'interviendraient plus rue de Lyon », ajoute Mustapha entre deux commandes de pain. Sa fierté ? « Nous avons enterré ce jour-là ammi Mohand, décédé de mort naturelle, au cimetière Sidi M'hamed. On a recouvert son corps du drapeau algérien. C'était la première fois qu'on faisait ça... » Sortir de la boulangerie. Escalader la rue Allaouchiche. Les murs portent les graffitis glorifiant le CRB et au souvenir... du FIS. Habitations de deux étages, accrochés à la colline, apprivoisée par l'urbanisme. A une certaine hauteur, la baie se découvre par bribes. « Les manifestations ? Celles du FIS ? D'octobre ? Ah, celles de la Révolution ! Je suis trop jeune pour m'en souvenir, mais les vieux en parlent encore », dit Hamid, 29 ans, qui s'occupe d'un minuscule taxiphone, et qui habite l'embouchure de la rue Allaouchiche sur une ruelle montante en virages vers les 97 mètres de hauteur du Maqam echahid (le mémorial du Martyr), érigé en 1982. « La France veut imposer dans ses écoles la colonisation comme étant positive ? Ils sont fous ou quoi ! Déjà qu'ils nous colonisent avec leur visa qui devient de plus en plus difficile à avoir. Ils se prennent pour qui ? » dit Hamid qui s'emporte. La quarantaine, un des clients du taxiphone reprend ses paroles au vol : « Tu as vu comment ils ont traité nos frères dans les banlieues ? Ils croient que la guerre n'est pas encore finie... Comment vivent les Algériens en France aujourd'hui ? Vous savez, nous avons des parents là-bas, c'est pas le paradis. » Poursuivre la montée, arrivée à l'orée de la villa Susini, haut lieu mauresque de la torture sous l'occupation française. Le Clos-Salembier, Diar El Mahsoul et Diar Essaâda, qui avaient jeté leurs foules sur la ville européenne. Sous le maqam, le musée du Djihad. Presque vide. L'entrée est à 20 dinars. Un tour : les révoltes populaires, l'Etat de l'Emir Abdelkader, le mouvement nationaliste, la photographie des Six, de fin octobre 1954, la Bataille d'Alger et le maquis des espoirs... Puis une photographie, le magnifique sourire de cette jeune femme qui porte le drapeau comme une continuité de son bras. C'était un cliché daté du 11 décembre 1960.