Je vais m'immoler, je leur ai déjà dit que j'allais m'immoler», dit un jeune homme. La vingtaine tout au plus, le visage creux, l'ossature saillante, le jeune homme tient à se faire entendre. «Je m'appelle M. H, je leur ai dit que j'allais m'immoler et ils ne veulent pas m'écouter.» On est vendredi à Sidi Aïssa, dans la wilaya de M'sila. Il est tôt dans la matinée, mais déjà le soleil promet d'être au rendez-vous. La rue est bondée. Les chauffeurs de taxi hurlent : «M'sila, Bou Saâda…». Des voitures aux immatriculations nationales s'entrechoquent. Les accélérations font soulever la poussière. D'innombrables vendeurs ont exposé leurs marchandises neuves ou usagées sur les trottoirs. La rue, la seule où règne autant d'activité dans la ville, mène au souk où toutes les wilayas du pays sont représentées le vendredi matin. «Je suis allé les voir pour obtenir des choses ou sinon je vais m'immoler. Je leur ai demandé…». M. H. peine à se faire entendre. Un attroupement s'est vite formé autour de lui. Attirés par ses propos, mais surtout par la présence de journalistes, les gens affluent. «Je leur ai demandé du travail», poursuit M. H. Il ne crie pas, ne pleure pas. Il bouscule les autres pour rester près de nous et se faire entendre. Il est étrangement calme et son ton est posé. Mais son regard est glauque, il bafouille un peu. La peau est tannée par le soleil virant au cramoisi. Il est rasé ou peut-être imberbe, les cheveux courts, les yeux sont injectés de sang. Il a les réflexes lents de quelqu'un qui s'adonne aux psychotropes, mais laisse paraître une âme tourmentée. Déjà, on ne l'entend plus. D'autres jeunes lui coupent la parole, en vociférant. «On n'a pas de travail à Sidi Aïssa. C'est une ville oubliée, perdue. On n'a aucun revenu. Nos ressources dépendent de ce que l'on va gagner le vendredi. Uniquement le vendredi», s'exclame un homme d'âge mûr. Un autre enchaîne : «Ce que vous voyez aujourd'hui, toute cette activité ce n'est que le vendredi. Les autres jours de la semaine c'est mort.» A ce stade des événements, l'attroupement est si important qu'on ne sait plus qui parle. Des voix fusent de toute part. Des jeunes tentent de m'attirer ailleurs pour bénéficier de plus d'intimité pour parler : «Venez à la maison, il y a ma mère, ce que j'ai à dire est long.» L'étau se resserre et il n'est pas question pour les jeunes de Sidi Aïssa de laisser filer ces journalistes tombés d'on ne sait où sans avoir manifesté leur dégoût de la vie. M. H. qui menaçait de s'immoler a disparu. Effacé par plus fort que lui. Un jeune dira : «Ici, les gros poissons mangent les petits.» Des jeunes paumés «J'ai fait douze ans de prison. Quand j'en suis sorti, je ne savais même pas ce qu'était un téléphone portable.» De la prison pourquoi ? «Vol». Silence dubitatif. «Vol d'un gros camion», justifie-t-il. «Je suis diplômé en mécanique et je bricole à droite et à gauche pour vivre. J'ai demandé des aides, mais je n'ai rien obtenu. J'ai voulu faire mon passeport et on m'y a mis une croix rouge dessus. Je ne peux aller nulle part. J'ai fait le c… mais il n' y a aucun programme de réinsertion. Je vais me marier en juillet et j'ai fait des demandes de logement, sans résultat. Le pire, c'est que lorsqu'on se déplace à la mairie, on est reçus comme des malpropres et on nous renvoie comme des moins que rien», raconte S. B. De nombreux jeunes vont travailler à Alger, Tizi Ouzou et ne rentrent que le week-end. Un adolescent d'environ douze ans se fraie un chemin pour parler. Cambré, il semble aplati comme une crêpe. Il n'ose pas parler mais les jeunes ont décidé de faire silence, l'incitant à s'ouvrir. «On n'a que mon grand-père pour vivre et il touche trois mille dinars de pension d'invalidité. Cela fait quatre mois qu'on nous a promis d'augmenter la pension.» Il se tait brusquement. Il baisse la tête. Ses vêtements tentent de couvrir sa frêle personne qui se ramasse sur elle-même. Il part. Il a dit ce qu'il fallait dire, comme si la parole l'avait à elle seule libéré du fardeau. Sa situation n'a pourtant pas changé. Son grand-père n'a toujours que trois mille dinars de pension, et personne parmi les jeunes qui se sont regroupés n'a promis quoi que ce soit. Pourtant, il part comme rasséréné. Parce qu'à Sidi Aïssa, ce qui manquait en plus de l'eau, du gaz, de l'électricité et du travail, c'est le droit à la parole. L'adolescent reparti, les hommes remuent et s'esclaffent à nouveau. «On a déposé des dossiers à l'Ansej. On n'a rien obtenu. Pire, il faut payer pour rentrer à l'Ansej !» Des pots-de-vin à 2000 DA Un homme raconte que 5000 dossiers ont été déposés à l'Ansej, mais personne n'a rien obtenu. «Vous savez, pour faire la queue, uniquement pour avoir le droit de faire la queue pour rentrer à l'Ansej, il faut payer 2000 DA», poursuivent des jeunes. Vous dépendez de la wilaya de M'sila ? leur demande-t-on. «Non, on dépend de la wilaya de Maurétanie ! On nous a oublié ici à Sidi Aïssa», répond du tac au tac un homme. Il fait chaud. Les immeubles qui dressent des poteaux dans l'espoir d'une finition prochaine n'offrent aucune ombre. La rue qui mène au souk est bordée de quelques arbrisseaux qui auraient aimé s'épanouir si le climat avait été clément. Sur les trottoirs, un vendeur propose une gazinière usagée. Seuls trois feux sur quatre marchent et le four qui n'a plus d'allumeurs peut servir de placard de rangement pour les casseroles. Est-ce qu'il y a beaucoup de gens qui achètent du matériel usagé ? «Non, les gens n'ont même plus les moyens d'acheter du vieux. C'est vrai qu'il y a de tout ici à Sidi Aïssa. C'est en fonction des ressources de chacun», explique le vendeur. Les gens n'ont donc pas les moyens d'acheter ? «Et moi, je n'ai pas les moyens de garder cette gazinière. Je la vends parce que je n'ai pas d'argent et que je dois acheter des médicaments», répond-il. Les jeunes qui se sont attroupés suivent la scène. Certains parlent entre eux pour se raconter leurs malheurs. Le jeune dont le passeport a été barré d'une croix rouge revient : «Il y a l'adjoint du maire là, en face, je vais l'approcher, vous pouvez venir.» Le problème, c'est le 1% d'intérêt Un groupe le rejoint qui sera vite grossi par d'autres à qui l'occasion est donnée d'écouter les explications de l'adjoint au maire. «Plus de 1000 personnes ont trouvé du travail depuis les dernières émeutes. Dans les travaux publics, les forêts, au niveau de la mairie…», justifie Saïd Ouahabi, l'adjoint au maire, qui a été apostrophé durant sa promenade du vendredi au souk. «Il y a du chômage mais comme partout dans le pays.» Il ne connaît pas le taux. La population avoisinerait, selon lui, les 80 000 habitants, avec environ 65 à 70% de jeunes. «Le problème, c'est le 1% d'intérêt que prennent les banques. Les jeunes ne veulent pas investir car ils sont musulmans et ne veulent pas payer les intérêts. Il faut faire venir des banques de droit islamique», explique-t-il. Les jeunes qui nous encerclent l'écoutent. D'autres qui n'arrivent pas à l'entendre tentent de le bousculer pour se plaindre. «Sidi Aïssa manque d'eau mais un barrage est en cours de construction et devrait régler les problèmes, notamment agricoles. L'alimentation en eau potable est à peu près correcte», reprend l'adjoint au maire. Il finit par lâcher que la population a de l'eau un jour sur quatre. Là, c'est l'explosion. Les hommes s'énervent et crient. «C'est faux ! Je vis en plein centre-ville et cela fait un mois que je n'ai pas une goutte d'eau. Je suis obligé d'acheter à la citerne pour 150 000 (1500 DA)». Conforté par l'assemblée, il poursuit : «Je m'appelle M. M. Allez jeter un coup d'œil aux fameux 100 boxes distribués par le président Bouteflika pour faire démarrer l'économie locale. On n'y trouve que des vendeurs de cigarettes et des joueurs de dominos. Ici, tout est distribué à la tête du client. Pour obtenir un logement, il faut payer un pot-de-vin de 100 000 DA. La route est dégueulasse. En hiver, il faut venir avec des bottes, ils ne l'ont jamais goudronnée.» L'adjoint au maire accepte de les écouter à tour de rôle. Il reconnaît que 18 groupes de lotissements n'ont pas le gaz et 13 n'ont pas l'électricité. Des jeunes hurlent : «Il faut des industries, ils doivent ramener des industries. Il n'y a pas de travail à Sidi Aïssa.» «On attend la fin du projet de Sidi Abdelouahab qui va permettre d'irriguer les terres», reprend l'adjoint au maire pour calmer les esprits. Le gros de la production agricole est céréalière et exige beaucoup d'eau. Les esprits sont chauffés à blanc. L'adjoint au maire essaie d'apaiser. Des jeunes mais aussi des pères de famille, enhardis par la foule nombreuse exigent des retours de manivelle. L'adjoint au maire promet et clôture les débats. La foule tassée transpire. Elle laisse présager le pire. Elle se calme au départ de l'adjoint au maire qui a réussi à se frayer un chemin parmi les gens. «On nous a piégés en baissant les prix de l'huile et du sucre mais rien n'a changé», dira un homme au visage rond et rose. «Ecrivez, écrivez, on vous a donné nos noms, on n'a pas peur d'aller en prison», indique un homme qui se dit instituteur. Effet de foule J'ai pris le parti justement de ne pas écrire leurs noms mais de les désigner par leurs initiales. Choix difficile puisque la rigueur journalistique impose de pouvoir identifier nommément les gens qui parlent. Mais voilà, si tous ont indiqué leur identité, il est certain qu'aucun ne l'a fait de façon réfléchie et éclairée. Les effets de foule exacerbent et peuvent tromper les jugements et biaiser les décisions. Beaucoup pourraient encore davantage souffrir d'être reconnus et ensuite stigmatisés. Sidi Aïssa, proche de Bouira mais qui dépend de la wilaya de M'sila souffre de son confinement administratif et géographique. La commune qui avait déjà composé avec les émeutes en 2008, ce qui avait coûté la vie à au moins 4 personnes, semble encore sur le point de s'embraser.Zineb A. Maïche