Tel un Georges Orwell du monde arabe, il pourfend sans cesse les étouffoirs de la liberté. Dès que vous ouvrez la première page du premier roman de Sonallah Ibrahim, Cette odeur-là, une insupportable odeur d'enfermement, d'impuissance et de défaite vous prend à la gorge. Puis, lentement, doucement, elle se diffuse le long de votre corps et vous donne envie de vomir... Oui ! Vomir la vie entravée du protagoniste qui, dès sa libération, est placé sous surveillance policière, contraint de signer chaque jour «le petit cahier, avec son nom et sa photo». A travers une écriture du détail et de la minutie, l'auteur nous révèle les tentatives avortées du narrateur de se familiariser avec un monde dont il a été tenu éloigné pendant cinq années. C'est ainsi qu'il décrit scrupuleusement les infimes choses et le moindre fait et geste de cet homme frêle et fragile qui témoigne des difficultés de son retour à la liberté. Et il nous raconte jour par jour, heure par heure, sous forme de journal très précis, ses observations, ses réflexions, ses sentiments, ses pensées, ses désillusions. En témoignant de sa vie morne qui coule lentement sur la pente de l'indifférence et de l'insignifiance, le narrateur nous rend témoins de son impossibilité à se faire une place au sein du collectif qui demeure sourd et insensible à sa détresse et à sa douleur. Des souvenirs tantôt heureux, tantôt douloureux sont livrés, bribes par bribes, à travers des paragraphes écrits en italiques. Le recours à ce mode d'écriture a pour objectif de nous propulser dans une temporalité du passé. Et nous faire partager la douleur du narrateur, son bonheur, sa nostalgie et tous les sentiments que ces flash-back suscitent. Ancré dans un présent qui prend l'allure d'une prison à ciel ouvert, ce récit qui s'inspire de l'expérience de l'auteur met les lecteurs face à une réalité où le pouvoir et la société oppriment l'individu. Brimé, étouffé, emprisonné, inhibé, rejeté, le narrateur qui adopte une attitude complètement détachée, rend compte de sa misère sociale, intellectuelle et sexuelle. Une misère individuelle qui fait écho à celle de tout un peuple, dans un pays qui se caractérise par une absence flagrante de liberté d'expression et d'action. Lorsque Cette odeur-là a paru en 1966, les autorités venaient de lever la loi martiale. Pourtant, «à peine était-il sorti (le roman) des presses qu'il fut interdit». A cette époque, la censure intervenait après la publication d'un livre. Lorsqu'il se retrouva dans le bureau du directeur de la censure, Sonallah Ibrahim fut questionné sur les éléments à caractère sexuel du roman. Cette censure n'a pas découragé l'auteur. Bien au contraire, ce roman qui, à l'origine, était rédigé sous forme d'un journal, «dans un style télégraphique (…) saccadé, sans état d'âme, indifférent au choix des synonymes, la justesse de la langue, la laideur qui offusque les âmes sensibles», a été publié à compte d'auteur, grâce à la détermination de l'auteur et du soutien d'un groupe d'avant-gardistes égyptiens avides de changement et de nouveauté. Au dos de la couverture, un manifeste signé de Kamal El-Qelesh, Raouf Mossaad et Adel Hakim Qassem qualifie l'écriture de ce roman de «sincère, douloureuse parfois...». Ce texte est également l'occasion pour mettre en exergue leur conception de la littérature : «Un art nouveau (…) qui se veut l'expression de l'esprit d'une époque (…). Une expérience riche, profonde, pleine de crises et de contradictions qui a accru sa connaissance et sa conscience de soi…». Cette orientation est au fondement de l'écriture de Sonallah Ibrahim. Elle est confirmée par le romancier qui, tout au long de sa trajectoire littéraire, a adopté un positionnement éthique destiné à «être à l'écoute de la voix intérieure, à prendre la réalité à bras-le-corps, sans se préoccuper de la sensibilité bourgeoise ou de considérations d'opportunité». Le second roman de S. Ibrahim, Le Comité, publié au Caire en 1981, ouvre sur une scène qui immerge dans une atmosphère de suspense et de mystère. L'image d'un homme. Debout. A proximité d'une salle. En position d'attente. Nerveux. Impatient. Il va et vient. Allume une cigarette. Puis une deuxième. Cet homme attend d'être reçu par Le Comité, une instance sans existence officielle, composée de militaires et de civils. «Ce n'est pas moi qui avais voulu cette rencontre», confie le narrateur qui, au fur et mesure de l'avancement de l'intrigue, révèle qu'il s'est présenté devant Le Comité «pour trouver de quoi occuper [son] esprit et tenter de retrouver goût à la vie» ! Lors de l'entrevue, le narrateur est soumis à un interrogatoire par ce Comité qui tente de le mettre à «nu intellectuellement et physiquement». C'est ainsi qu'il se retrouve contraint à répondre à des questions indiscrètes et à supporter le mépris des membres du Comité qui, sous la plume de l'auteur, prend l'allure d'un personnage fantoche. Le passage du narrateur devant cette instance est décrit dans un style chargé d'humour qui contribue à atténuer le caractère solennel et austère de la situation vécue par le protagoniste. Le verdict laisse le candidat perplexe. Car, pour se prononcer sur son sort, le Comité lui demande d'effectuer une étude sur la plus brillante personnalité arabe contemporaine. Par le biais d'une écriture fine, détaillée et truffée d'énigmes, l'auteur nous propulse au cœur des aventures rocambolesques du narrateur décrit comme un homme naïf, sincère, têtu et déterminé à faire valoir ses compétences. Après moult recherches, il choisit de centrer son étude sur la figure du Docteur, le célèbre et inaccessible concitoyen. Mais qui est donc cet homme que le narrateur décrit comme «la plus brillante personnalité du monde arabe» ? Où obtenir des données qui lui permettront de réaliser son étude sur cet individu, riche milliardaire, assimilé à un Dieu, qui est de tous les bords, qui collabore avec les uns et les autres et titre les ficelles dans l'ombre ? Comment s'y prendre ? C'est ainsi que le narrateur établit une connivence avec les lecteurs en leur révélant les phases de son enquête et les difficultés rencontrées lors de ses tentatives pour cerner la personnalité du Docteur. Ce personnage plaira-t-il aux membres du club du Big Brother égyptien ? Si ces derniers manifestaient leur opposition, quelle serait la réaction du narrateur ? Face à la censure et à l'absence de liberté, dans un contexte où le groupe politique et social joue le rôle de guide moral et de censeur, l'individu représenté par le narrateur sera-t-il libre de choisir le sujet de son étude ? Osera-t-il braver leurs interdits, défier leur autorité et se rebeller contre leurs décisions ? C'est ce que révèle ce roman qui, trente années après sa première publication, reste d'une brûlante actualité en Egypte, dans les pays arabes et même dans les sociétés dites démocratiques où, privé de liberté et du «droit» de disposer d'une individualité propre et d'un espace à soi, l'individu devient un «citoyen de verre», soumis à la surveillance et au contrôle de son corps et de son esprit. Sonallah Ibrahim, «Cette odeur-là», Actes Sud, 2011. Coll. Babel (n° 1046), 96 p. / «Le Comité», Actes Sud, 2011. Coll. Babel (n °1045), 157 p.