Rencontrée à la Biennale de Sharjah où elle était invitée, Nadira Laggoune, éminente critique d'art et professeur à l'Ecole supérieure des Beaux-arts d'Alger, estime au sujet de la problématique de l'art dans son rapport à la société en général, et aux processus révolutionnaires en particulier que «c'est la société qui fournit son matériau à l'art. Le poète écrit mais c'est le peuple qui invente la langue». Elle explicite son propos en soulignant que «l'art n'est pas un phénomène isolé». «Le matériau de l'art, c'est la vie». En termes sociologiques, Nadira Laggoune note que «toute transformation agit sur toutes les formes de la conscience sociale. Les transformations politiques agissent sur l'économique, sur le religieux, sur le culturel, etc. Tout est lié, on le sait, et l'art n'est pas un phénomène autonome. Il est une forme de la conscience sociale.» Nadira Laggoune fait observer, par ailleurs, que l'art n'a pas pour fonction de rendre compte du réel dans sa brutalité comme le font les médias, mais de le sublimer : «Quand il y a des événements aussi importants que les révolutions ou des tragédies qui frappent la société, je crois qu'on n'a pas à attendre tout de suite une résonance dans l'art. L'art a besoin de distanciation, parce que l'art est suggestion. On n'a pas à attendre d'un artiste qu'il commence tout de suite à peindre des scènes de guerre ou des voitures brûlées. Certes, c'est faisable, mais pourquoi le faire ? Avec les nouveaux médias que l'on a aujourd'hui, vous allez sur le terrain, vous filmez ou prenez des photos et vous avez tout dit. Si l'artiste fait le travail d'un autre média qui, lui, est destiné à l'information et à l'illustration, il va tomber dans ce qu'on appelait autrefois la peinture d'histoire. Le fait est qu'à l'époque il n'y avait pas tous ces moyens d'information. Mais, maintenant, on ne peut plus faire ce genre de choses. Ça serait ridicule d'ailleurs. Et ce n'est pas du tout, pour moi en tout cas, le but de l'art. Comme je le disais, l'art est suggestion, et il a besoin de distanciation. Il ne peut pas traiter des événements à chaud. Cela risque de donner quelque chose d'illustratif. Est-ce bon pour l'art ? A mon avis non.» Pour Nadira Laggoune, l'art est plus pensée qu'action : «Dans le monde occidental, l'art s'intellectualise de plus en plus. Il n'y a qu'à voir les œuvres présentées dans cette biennale. L'art se fait de plus en plus concept, idée. Et je crois que c'est le fond de l'art. Aujourd'hui, on est arrivé à un tel degré d'évolution de la pensée qu'on n'a pas besoin de faire de l'illustration pour représenter le monde. Et les artistes sont le produit de toutes ces avancées, philosophiques, scientifiques, technologiques, et leur pensée est le fruit de tout cela. C'est une pensée plus abstraite, plus complexe surtout, c'est-à-dire qu'elle n'est pas un discours au premier degré sur le monde. Evidemment, on va dire que ce n'est pas accessible à tout le monde. Mais de tout temps, l'artiste a été à l'avant-garde de sa société. Il est en décalage. Parce qu'il annonce des choses. Pour autant, ce n'est pas un prophète. Un prophète n'est pas une avant-garde, c'est autre chose. Je n'aime pas non plus le mot ‘‘visionnaire''. C'est une avant-garde parce que l'artiste a cette capacité de sentir les choses, de sentir que quelque chose va se passer. Sur le plan sociopolitique, il faut que les conditions objectives et subjectives soient réunies pour qu'il y ait une révolution. L'artiste, lui, peut pressentir cela parce qu'il détient les conditions subjectives, il sent les choses, les entrevoit. Il a cette sensibilité qui lui permet de capter les symptômes. Mais il est toujours un peu en décalage par rapport au réel et il s'exprimera toujours d'une manière plus ou moins complexe sur le monde.»