La Tunisie négocie un «virage dangereux» dans sa conduite à un système démocratique. Près de quatre mois en effet après la chute de Ben Ali, ce pays est en proie à une situation pour le moins inédite, où les luttes politiques ont donné lieu à des clivages qui risquent sinon de compromettre la poursuite du processus démocratique, du moins de le dévier de son cours naturel ou de le retarder. Depuis quatre jours, Tunis ainsi que d'autres grandes villes du pays sont le théâtre de violents affrontements entre manifestants et forces de l'ordre. Le gouvernement provisoire est carrément accusé de vouloir «torpiller les objectifs de la Révolution». «Nous assistons à une lutte féroce entre les forces de la Révolution et les contre-révolutionnaires qui se joue sur plusieurs terrains», a résumé la situation Sihem Ben Sedrine, une des actrices de la Révolution qui a chassé Ben Ali du pouvoir. L'ancien régime «refuse» de mourir alors que le nouveau tarde à naître. Le calendrier politique risque d'être chamboulé. L'on évoque la probabilité de reporter la date de l'élection de l'Assemblée constituante prévue pour le 24 juillet prochain. Le gouvernement provisoire n'hésite pas à reprendre à son compte des méthodes que les Tunisiens ont cru chasser à jamais du paysage politique tunisien. Des figures de l'opposition radicale sont persécutées, des manifestations sont violemment réprimés et même des journalistes ont été sérieusement violentés. Un couvre-feu est décrété dans le Grand-Tunis. Un retour en arrière. «Il se passe des choses graves qui montrent que rien n'a changé. Des dirigeants politiques qui affichent leur opposition au gouvernement provisoire sont intimidés, persécutés et font l'objet de campagne de dénigrement, comme au temps de Ben Ali», a dénoncé la militante des droits de l'homme Radhia Nesraoui. Contactée par téléphone, l'avocate a évoqué une situation critique où «le gouvernement de Béji Caïd Essebsi avec la complicité des rescapés de l'ancien régime tentent d'isoler du débat politique actuel toutes les voix discordantes». Il faut rappeler que la sortie médiatique de l'ancien ministre de l'Intérieur, Farhat Rajhi, qui a parlé «d'un gouvernement de l'ombre», a mis le feu aux poudres. Le secrétaire général du Parti communiste ouvrier tunisien (PCOT), Hamma Hammami, qui est dans le viseur du gouvernement d'Essebsi en raison de ses critiques acerbes, a indiqué dans une déclaration à El Watan que «le pays se trouve dans une impasse politique parce que le gouvernement actuel s'est avéré incapable de réunir les conditions pour la tenue d'une Assemblée constituante. Il ne fait rien pour juger ceux qui avaient commis des crimes au temps de Ben Ali. Pire, la répression politique sévit encore». Le chef du PCOT, qui dit être victime d'une campagne, a fait savoir que les responsables de la violence qui s'emparée de la Tunisie «est du fait des forces contre-révolutionnaires. Même si officiellement la police politique est dissoute, mais réellement elle sévit encore. Les actes de violence et les scènes de pillage sont orchestrés par ses éléments». Les forces politiques qui ont porté la Révolution craignent fort la déviation du cours de la Révolution. Les nervis de l'ancien régime tentent de semer le trouble. «Je suis inquiète parce qu'il y a des parties qui ne veulent pas que le processus de transition démocratique atteigne son objectif», a estimé Maya Jribi, la secrétaire générale du Parti démocrate progressiste (PDP), membre du gouvernement provisoire. Jointe par téléphone, Mme Jribi a considéré que «la transition est une phase très difficile et que certaines parties liées au parti dissous (RCD, ndlr) voudraient saborder». Cependant, la cheftaine du PDP se dit confiante, car «les Tunisiens sont à la hauteur des enjeux actuels et ils sauront déjouer toute tentative visant à détourner la Révolution de ses objectifs. Pas question pour eux de revenir en arrière». Et pour ce faire, elle a appelé les partis politiques et le gouvernement à «plus de vigilance et être solidaires pour réunir les conditions nécessaires à la tenue d'une Assemblée constituante, seule garante de la volonté populaire». En somme et malgré les doutes qui planent sur le devenir de la Révolution du jasmin, les Tunisiens, qui ont vaincu un des dictateurs les plus cruels au monde, gardent l'œil ouvert. Pas question de leur confisquer leur révolution.