La Tunisie, devenue symbole d'émancipation populaire pour l'ensemble du monde arabe et pas seulement, fait l'apprentissage nécessairement cahoteux de la démocratie. La formidable explosion de joie et de rage après que le peuple a dit son «mot» fait place à la réalité du terrain. Le «grand nettoyage» ne peut se faire sans heurts. Beaucoup de situations de rente sont maintenant directement menacées et vont nécessairement opposer des résistances. Ainsi, depuis le «grand soir», de fortes tensions restent tenaces dans diverses régions du nord, du sud et du centre du pays, alors que le gouvernement vient d'alléger le couvre-feu en vigueur depuis le 12 janvier, après un grand coup de balai à la tête de la police et dans ses diverses structures. Les nominations récentes de 24 nouveaux gouverneurs de province ont du mal à passer. Les services de police faisant partie du puissant ministère de l'Intérieur qui contrôlait le pays se retrouvent au centre d'un grand bras de fer où les recompositions font rage. Dans plusieurs régions de Tunisie, des manifestants réclament leur départ quelques jours à peine après leur prise de fonction pour cause d'accointances avec le RCD. De hauts responsables sont également rejetés par la population. Le gouverneur de Gafsa a même dû quitter dimanche ses bureaux sous protection militaire. Plus au nord, la ville du Kef a connu un week-end d'émeutes que des habitants attribuent à des provocations orchestrées par le RCD. Les événements du Kef ont fait des morts et des blessés. Un commissariat de police et un immeuble administratif ont été incendiés deux fois, et des groupes de pillards ont semé la panique dans la ville, plongeant toute la Tunisie dans la consternation. La Tunisie après Ben Ali La Tunisie post-Ben Ali tente de se réorganiser. De nouvelles règles de jeu sont inévitables pour le bon fonctionnement des institutions de transition. Le Premier ministre Mohammed Ghannouchi appelle les députés, réunis pour la première fois depuis la chute de Ben Ali, à adopter une loi qui devrait aider à contourner les verrous induits par l'ancien système. La loi en question permettrait au président intérimaire de gouverner par décrets-lois et d'échapper ainsi à un Parlement dominé par l'ex-parti au pouvoir. «Ce projet de loi va permettre au président intérimaire Foued Mebazaa de prendre des décrets-lois, conformément à l'article 28 de la Constitution», a déclaré le Premier ministre devant les députés réunis en session plénière au siège du Parlement. Le temps presse pour une Tunisie qui se doit de se remettre en route au risque de vivre les dangers des situations de blocage politique. «Ces décrets-lois, la Tunisie en a vraiment besoin pour écarter les dangers» qui menacent les acquis de la révolution populaire, a martelé Mohammed Ghannouchi, de moins en moins contesté. «La Tunisie est confrontée à des dangers. Il y a des personnes qui veulent faire revenir la Tunisie en arrière, mais nous devons honorer nos martyrs qui se sont battus pour la liberté», a dit celui qui a été Premier ministre sous Ben Ali durant une dizaine d'années. Les 125 députés présents sur 214 sont priés d'adopter le texte qui devra ensuite passer devant la Chambre des conseillers (Sénat) avant d'être exécuté. Le «projet de loi portant habilitation du président de la République par intérim à prendre des décrets-lois» revêt une importance décisive pour l'avenir immédiat du pays. A l'extérieur du palais du Bardo, des centaines de manifestants réclament la «dissolution du Parlement», dominé à 80% par le Rassemblement constitutionnel démocratique, l'ex-parti-Etat au pouvoir sous Ben Ali. Le RCD, parti honni Ben Ali et son clan familial déchu, le RCD, l'inamovible parti du pouvoir, reste toujours là dans tous les coins et recoins de la Tunisie. Afin de gagner la confiance du peuple, le gouvernement tunisien annonce la suspension du parti. Une première étape avant sa possible dissolution. Une mesure qui devrait, si elle aboutissaitt, répondre à une forte attente des Tunisiens dans leurs différences. Le RCD reste le symbole de l'ancien régime. Et depuis la chute de Ben Ali, ce parti doit impérativement «dégager», selon beaucoup de Tunisiens pour que la construction se fasse sur des bases saines. Déjà, quelques jours après la fuite rocambolesque de l'autocrate, le siège du parti au pouvoir, un immeuble luxueux de 50 étages au centre de Tunis, avait été symboliquement démantelé. Sous la pression de milliers de manifestants, les lettres du «Rassemblement constitutionnel démocratique» ont été une à une arrachées de la façade. Plusieurs sièges du parti à travers le pays ont été saccagés et brûlés au même moment et les portraits de Ben Ali détruits. La suspension du RCD annoncée par les autorités est une nouvelle étape dans le processus engagé de tourner la page avec l'ancien système. Des réunions du parti sont déjà interdites et des locaux fermés. A en croire les autorités, la dissolution pure et simple du parti est officiellement prévue. Pour les opposants à l'ancien régime, c'est, certes, une étape inévitable mais pas suffisante. Nombreux parmi le paysage politique tunisien sont ceux qui demandent la dissolution du Parlement dominé actuellement par le RCD. Idem pour le départ de tous les gouverneurs nommés par les nouvelles autorités qui sont aussi, dans leur majorité, issues des rangs de l'omnipotent ex-parti-Etat. Pour l'heure, les manifestations ne s'arrêtent pas à Sfax, Gafsa ou encore Nabeul pour demander le départ des gouverneurs du RCD venant juste d'être nommés par les autorités de transition. La Tunisie post-Ben Ali entame la véritable bataille de la construction d'un Etat de droit. Et pour une fois depuis l'indépendance, la donne «peuple» est loin d'être fortuite. M. B.