Dès les premières heures du matin, ils sont déjà là, s'affairant à dresser leurs étals de fortune, comme en témoignent de nombreux riverains à Alger. Eux, ce sont ces marchands occasionnels qui, depuis les émeutes de janvier dernier, accaparent rues, ruelles et trottoirs dans différentes agglomérations de la capitale. Le nombre de marchés informels au niveau de la capitale ne cesse d'augmenter depuis les émeutes de janvier dernier. Les autorités concernées font montre de tolérance mais elles misent sur une reconversion à terme des vendeurs à la sauvette dans la sphère légale. Sans jamais être inquiétés par les services d'ordre ou une quelconque autre autorité publique. Seuls, les riverains tentent de réagir, allant jusqu'à organiser des actions de protestation, comme ce fut le cas à Bab El Oued, au début du mois de mai. Particulièrement confrontée à ce phénomène de par sa forte densité d'habitants et son positionnement géographique, la commune de Bab El Oued n'est pas pour autant une exception. La place des Martyrs, Bachedjerrah et bien d'autres cités à Alger sont, en effet, de plus en plus investies par les marchands informels, au grand dam des riverains et des commerçants réguliers. Favorisée par un contexte d'apaisement voulu par les pouvoirs publics après les émeutes du début de l'année, mais aussi par une réalité sociale où les inégalités sont de plus en plus criantes, la prolifération des commerces informels a, pour ainsi dire, pris des proportions inquiétantes ces derniers mois, les autorités compétentes étant plutôt enclines à la tolérance pour éviter les tensions. Force aussi est de reconnaître que ce phénomène de toujours dénote, on ne peut mieux, d'une situation socio-économique des plus complexes, caractérisée par une forte érosion du pouvoir d'achat et un taux de chômage élevé, touchant particulièrement les jeunes. Conséquence : les marchands occasionnels pullulent partout, générant anarchie, nuisances et insécurité. Au niveau de la capitale, nous confirme en ce sens le directeur du commerce de la wilaya d'Alger, le nombre de marchés ou des points de vente où se concentrent les commerces informels est passé de quelque 86 à 123, durant ces quelques derniers mois. Tolérés par les pouvoirs publics, qui tentent surtout de les recycler dans la sphère commerciale officielle sans réellement y parvenir, du moins jusque-là, les étals informels prolifèrent ainsi à vue d'œil, transformant la voie publique en d'immenses marchés désordonnés et poussant à bout les habitants des quartiers concernés, qui se disent surtout outrés par l'attitude laxiste des autorités. Les riverains poussés à bout S'il est vrai que les marchands occasionnels, qui squattent la voie publique, ne peuvent faire l'objet de simples mesures répressives, car ne représentant en fait qu'un phénomène de commerce informel de subsistance, il n'est pas moins que la prolifération de ces vendeurs ne va pas sans induire d'intolérables nuisances aux habitants et commerçants, qui en subissent les désagréments au quotidien. De fait, à Bab El Oued, comme partout ailleurs où les étals de l'informel font partie du décor, les riverains voient souvent le cadre de vie dans leur quartier se dégrader rapidement, à tel point que la situation devient parfois carrément invivable. Délinquance, insécurité, bagarres, agressions, voies d'accès bloquées, vacarme à toute heure et insalubrité sont en effet autant de phénomènes fâcheux qui accompagnent souvent la présence de commerces informels dans les villes et cités. A Bab El Oued, des habitants, plus qu'excédés par la prolifération de ces marchands, notamment au niveau du quartier des «Trois Horloges», ont d'ailleurs appris à s'organiser pour faire front contre ce phénomène qui, témoignent certains d'entre eux, commence à rendre leur vie intenable. «Quand des vendeurs informels installent leurs étals sur la voie publique jusque tard dans la nuit, il est clair qu'ils ne se contentent pas de vendre quelques menues marchandises… », nous confie un représentant d'un comité de quartier à Bab El Oued, signifiant explicitement que ces commerces servent, en fait, de couverture à la vente de drogues et autres formes de délinquance. Notre interlocuteur, qui affirme que le comité de quartier, dont il fait partie, a interpellé à maintes fois les autorités concernées, sans qu'il y ait aucune suite, souligne en outre, que «sur les quelque 200 vendeurs informels installés à Bab El Oued, à peine une vingtaine y habitent effectivement». «Les autres, affirme-t-il, viennent d'ailleurs et leur présence engendre tant de nuisances pour les riverains, alors que les autorités censées veiller à l'ordre public, se montrent plutôt complaisantes à leur égard». Autre habitant et membre du même comité de quartier, M. Ayad, qui tient une officine à Bab El Oued, fait partie lui aussi de ces citoyens qui entreprennent toutes les démarches possibles pour que soit mis un terme à la situation de désordre général que provoque la prolifération des commerces informels. «L'on se sent carrément piégés, ces marchands informels provoquent une grave situation d'anarchie, bloquent tous les accès, accaparent tous les trottoirs et rendent nos quartiers complètement insalubres, sans que nulle instance intervienne pour y mettre un terme», nous dit M.Ayad. Et d'affirmer : «Nous avons saisi par écrit toutes les autorités concernées, y compris la DGSN et la Présidence, mais nous n'avons jamais eu de réponse.» «Pourtant, lance-t-il, tout ce que nous demandons aux autorités publiques est de remplir leur rôle, en faisant respecter la loi et en veillant à la sécurité des personnes et des biens.» Les vendeurs ont leurs raisons Nombreux sont les habitants, qui, tout en protestant contre les commerces informels, ne se montrent pas pour autant insensibles à la situation de ces vendeurs, dont beaucoup peinent à subsister autrement. «C'est à l'Etat de les prendre en charge», disent certains riverains. «Quand ils vendent les mêmes articles que nous, ces vendeurs ne peuvent que nous gêner», nous confient, par ailleurs, de jeunes commerçants qui tiennent un magasin de chaussures à Alger. Sinon, tempèrent ces derniers, «mieux vaut qu'ils vendent leurs marchandises dans la rue que de les voir s'adonner à des actes de vol et d'agression, surtout que, eux aussi, sont parfois obligés de louer des emplacements auprès de certains habitants ou autres personnes, pour pouvoir y exercer leur commerce…» Du côté des «Trois Horloges», à Bab El Oued, de nombreux vendeurs informels interrogés affirment habiter dans le quartier et n'avoir d'autres choix pour subsister, voire pour faire vivre leur famille, que d'exercer leur commerce dans la rue. «J'habite dans le quartier et si j'ai installé mon étal dans la rue, c'est seulement parce que je n'arrive pas à trouver un travail stable», nous dit un jeune vendeur informel, avant d'enchaîner : «Je sais que je dérange les riverains et les passants, cela me dérange aussi d'être là, dehors du matin au soir pour ne gagner que quelques miettes en fin de compte. Je sais aussi que ce n'est pas un gagne-pain durable, j'aimerais bien avoir un vrai travail et la couverture sociale qui va avec, mais j'attends cela depuis tellement longtemps que je n'y crois plus.» A la question de savoir s'il était disposé à exercer son activité dans un cadre légal, à savoir dans les enceintes commerciales que les autorités locales envisagent de construire pour contenir le marché informel, notre interlocuteur affirme être assurément favorable à une telle option. Seulement, regrette-t-il, «on ne voit rien venir et même si les autorités locales aménagent effectivement des espaces pour nous, elles ne pourront assurément pas caser tout le monde». Et à un autre vendeur d'ajouter : «Ces projets de marchés de proximité, on n'y croit plus ! On nous a demandé de fournir des dossiers pour en bénéficier mais finalement, il n'y a jamais rien.» Dubitatifs et désabusés quant au discours et aux engagements des pouvoirs publics, ces vendeurs informels se disent néanmoins disposés à intégrer la sphère commerciale légale, pour peu, souligne l'un d'eux, qu'«on nous propose des espaces de vente dans des endroits assez fréquentés et où le commerce peut effectivement être une activité rentable». Les autorités en quête d'alternative Telle que prônée par les pouvoirs publics, la politique d'intégration des marchands informels dans la sphère officielle met fortement à contribution les collectivités locales, chargées en ce sens d'aménager des espaces d'activités commerciales organisés et réglementés, dans le cadre de la lutte contre l'informel. Aussi, les APC œuvrent à recenser les vendeurs informels et à initier des projets de réalisation de marchés de proximité pour les y installer et assainir, par là même la voie publique. Au niveau de la commune de Bab El Oued, nous dit son P/APC, Hacene Kettou, «une commission composée d'élus locaux et de représentants de diverses instances publiques, dont la Protection civile, la DCP et la Gendarmerie nationale, a été mise en place pour effectuer un recensement global des marchands informels au niveau de la commune». Cette opération, a-t-il indiqué, a été menée à bien et a permis de recenser au total quelque 639 marchands informels au niveau de notre municipalité, dont près de la moitié sont installés au niveau du quartier des «Trois Horloges». Pour venir à bout du phénomène du commerce informel, qui a pris une ampleur particulièrement inquiétante dans les différents quartiers de Bab El Oued, le P/APC met en avant les projets d'ouverture de trois marchés au sein de la commune, dont un au niveau de la rue Rachid Kouache, qui connaît cependant quelques blocages, du fait de l'opposition des riverains, qui redoutent d'éventuelles nuisances, selon notre interlocuteur. Ce dernier évoque, en outre, le marché Saïd Touati, achevé mais non encore opérationnel, un autre à la cité des Eucalyptus, en cours de réalisation, ainsi que le centre commercial Ali Medjkane, un projet actuellement en cours d'étude. «Nous voulons attendre à ce que l'ensemble de ces projets soient parachevés pour les distribuer en même temps, de façon à contenir tous les vendeurs informels recensés», précise encore le P/APC de Bab El Oued, tout en évoquant un autre projet de mise en place d'un office des marchés communaux, qui assurera la gestion de ces espaces commerciaux, de façon autonome et organisée. Les capacités qu'offrent ces marchés de proximité risquent cependant d'être quelque peu en-deça des besoins, reconnaît en définitive M.Kettou. Quoi qu'il en soit, entre l'urgence d'une lutte efficace contre l'informel «prédateur», dont on sait tous les méfaits sur l'économie nationale, et la nécessité d'une politique rationnelle d'intégration et d'encadrement de l'informel «de subsistance», le pari reste loin d'être gagné pour les pouvoirs publics.