Le phénomène, face à la paupérisation et la déchéance de la société, est complètement banalisé; peut-on encore parler de protection des enfants ? Les enfants travaillent, triment même. Ils sont des milliers à gagner leur vie. La plupart sont en déperdition scolaire. Ils vendent de tout : sachets en plastique, petits bouquets de persil, boîtes d'allumettes, kleenex, cigarettes, pâtisserie douteuse, pizza, galette maison… Beaucoup de produits proviennent d'obscures ateliers et autres «usines» clandestines, à l'exemple de biscuits, chocolat, bonbons, chewing-gum, qu'ils proposent dans les bus et partout ailleurs sur les artères les plus animées de la ville. La plupart travaillent pour de mystérieux patrons. Ils ne sont pas déclarés, bien sûr, et ils sont corvéables à volonté. Avec des salaires de misère et aucun droit, ils ne coûtent pas grand-chose à ceux qui les emploient. Ces derniers, dénués de scrupules, utilisent ces gamins pour écouler leurs produits frelatés, y compris le pain. Un de ces enfants, Nabil, 14 ans, vendeur de pain à la rue Belouizdad, nous dira que ses parents sont divorcés et que sa mère fait des ménages chez des particuliers. «Je travaille pour aider ma mère; j'ai deux autres frères et une sœur qui vont à l'école; moi, ça ne m'intéresse plus d'y aller, je préfère travailler», affirme-t-il. Un autre, Fouad, 12 ans, qui propose des sachets de congélation et autres babioles à proximité du marché Bettou, nous fera savoir qu'il est orphelin de mère, et qu'il essaie de gagner de l'argent pour ne pas susciter le courroux de son père, remarié. Des dizaines d'autres font du porte-à-porte, proposant de la pacotille chinoise, des beignets, des croissants, ou carrément mendient. Ces derniers sont, pour la plupart, poussés par leurs propres parents. Des esclaves au corps frêle Sur les chantiers qui pullulent dans les quartiers périphériques, des gamins de 10 ans tamisent du sable de carrière, absorbant au passage toutes les poussières, alors que d'autres transportent des sachets de ciment et des matériaux de construction. Ils sont copieusement exploités par les maçons, qui leur donnent des poussières contre un véritable esclavage. Nous avons questionné l'ouvrier en chef, dans une villa en construction, sur ces enfants qui travaillent sans aucune protection. «Je ne les force pas, ils ont besoin de travail, et moi j'ai besoin de main-d'œuvre», a-t-il répondu, méfiant et agacé. Un gamin, le visage méconnaissable, enfariné de sable jusqu'aux yeux, s'était arrêté de tamiser, le temps de nous regarder, puis de continuer, stoïquement, sa besogne. Mais qui s'en soucie ? Même l'inspection du travail n'y pourrait rien, tant le ravage est incommensurable et les parents démissionnaires. De jeunes enfants en âge d'être scolarisés sont sacrifiés, et tout le monde trouve la chose normale. Dans un pays aussi riche, on voit de plus en plus des scènes de colonialisme, où les enfants sont honteusement utilisés par des patrons mafieux. Les petites filles sont moins présentes dans la rue, hormis celles qui mendient près du cimetière, mais beaucoup sont exploitées dans les maisons, effectuant des tâches ménagères excessives pour leur âge. Ryma est l'une d'entre elles. Elle a 13 ans. Elle ne va pas à l'école. L'on nous dira qu'elle a été ramenée de la campagne pour être au service d'une famille aisée, laquelle se donne bonne conscience en lui procurant le gîte et le couvert, tout en la faisant faire toutes les corvées imaginables, notamment de draconiennes tâches ménagères et baby-sitting. Dans la plupart des cas, les seuls à pointer du doigt sont les parents. Certains ont complètement renoncé à s'occuper de leurs enfants, qui poussent comme ils peuvent, livrés à eux-mêmes.