Salutaire aura été l'œuvre de la concorde civile accomplie dans le même temps par le chef de l'Etat algérien, Abdelaziz Bouteflika, au lendemain de la longue guerre civile qui a ensanglanté son propre pays. La visite d'Etat que j'effectue en Algérie du 2 au 4 mars 2003, la première d'un président français depuis l'indépendance, me permet de saluer ses efforts et, à travers lui, de tout son peuple pour restaurer l'unité nationale, et s'engager sur la voie de la modernité. Je n'ai pas besoin de souligner l'importance que j'accorde à ce voyage, trente ans après la fin d'une guerre à laquelle j'ai participé sans haine pour personne, animé par le seul souci de servir mon pays. Comme tous ceux qui y ont vécu ou simplement séjourné, je suis resté profondément attaché à l'Algérie. Je suis heureux de pouvoir y retourner à un moment où nos deux peuples aspirent plus que jamais à vivre côte à côte, dans la paix, la confiance et le respect mutuel. Comme on le sait, les relations franco-algériennes ont traversé bien des turbulences au cours des trente dernières années avant de parvenir à un apaisement, puis à un rapprochement souhaité de part et d'autre. Les circonstances étaient encore loin de s'y prêter quand je suis arrivé au pouvoir en mai 1995. Les attentats terroristes perpétrés sur le territoire français deux mois plus tard avaient jeté un sérieux trouble entre nos deux gouvernements. Bien qu'ils furent revendiqués par les groupes islamistes, l'implication de la Sécurité militaire algérienne était aussi parfois évoquée. Alger, qui accusait Paris quand nous appelions son régime à plus de démocratie, s'irritait dans le même temps de notre refus de prendre parti dans la tragédie qui se jouait sur son sol. Ce contentieux s'était encore envenimé l'année suivante lors de l'enlèvement et de l'assassinat des sept moines de Tibhirine, puis de l'attentat qui avait coûté la vie peu après à l'évêque d'Oran, Pierre Claverie. Bouleversé par cette tragédie et considérant que les autorités algériennes ne s'étaient pas conduites comme il le fallait dans l'un et l'autre cas, je pris alors la décision de surseoir à la signature de notre accord bilatéral de rééchelonnement de leur dette et je fais savoir à Alger que je jugeais inopportun de recevoir l'un ou l'autre de ses ministres à Paris avant plusieurs mois. Il fallut l'élection d'Abdelaziz Bouteflika en 1999 et sa visite d'Etat en France l'année d'après pour amorcer une réconciliation que le nouveau Président est venu prôner devant notre Assemblée nationale. Charmeur, habile et pragmatique, l'ancien ministre des Affaires étrangères de Houari Boumediène avait acquis une expérience des relations internationales qui le distinguait du style froid de ses prédécesseurs. Il était porteur d'un souffle nouveau pour l'Algérie et d'une plus grande exigence démocratique. Nous nous sommes spontanément entendus. L'Algérie avait rarement connu dirigeant aussi ouvert et désireux de bien faire, même si ce dernier restait lui-même marqué par la complexité de notre histoire commune. En octobre 2001, l'Algérie est frappée par de violentes intempéries qui provoquent une catastrophe naturelle sans précédent dans le quartier de Bab El Oued, où l'on compte plus de 700 morts et près de 1500 familles sinistrées. La plupart des commerces ont totalement été détruits. Les dégâts matériels sont considérables. La France, qui a aussitôt proposé son aide, dépêche sur les lieux une équipe de la sécurité civile et du matériel d'urgence. De nombreuses collectivités locales se mobilisent pour contribuer à un fonds de concours ouvert au ministère des Affaires étrangères, qui permettra de répondre aux besoins les plus urgents du centre hospitalier et de la maternité de Bab El Oued.Le 1er décembre, lors d'une brève visite que j'effectue dans ce pays, je tiens à venir sur place, en compagnie du président Bouteflika, pour témoigner aux habitants du quartier l'émotion et la solidarité de la France. Après m'être recueilli aux côtés de mon homologue algérien à la mémoire des victimes de la catastrophe, je le prends par la main et l'entraîne vers la foule tenue à distance. Je le sens d'abord étonné et moins à l'aise que je ne le suis dans ce genre d'exercice, mais il se laisse vite emporter par mon élan. Les Algériens sont heureux aux larmes de nous voir côte à côte, eux qui n'ont sans doute jamais vu d'aussi près leur président et qui ne s'attendaient pas davantage à pouvoir serrer de sitôt la main du chef de l'Etat français. Durant cette même période, les signes de rapprochement entre Paris et Alger se multiplient. Après notre consulat général de Annaba en décembre 2000, les centres culturels de cette même ville et d'Oran sont rouverts à leur tour en mars 2002. Le nombre de visas à destination de la France, qui était passé de 300 000 à 500 000 en quelques années, est sensiblement augmenté. Bien d'autres problèmes restent encore à régler entre nous, à commencer par les difficultés persistantes pour les anciens harkis à se rendre sur leur terre natale et celles relatives à l'entretien et à la réhabilitation des lieux de sépulture chrétiens et juifs, restés la propriété des familles de rapatriés. Mais j'ai confiance dans la nouvelle collaboration franco-algérienne pour faciliter peu à peu cet indispensable travail de mémoire qui vient à peine de commencer. Ma visite d'Etat du tout début de mars 2003, soit deux semaines à peine avant le début de la guerre d'Irak, s'inscrit dans un contexte international où la popularité de la France n'a jamais été aussi forte dans le monde arabe et musulman. Son refus de prendre part à ce qui est perçu par les peuples du Maghreb et du Moyen-Orient comme une volonté d'agression contre un des leurs vaut à notre pays une reconnaissance et une estime sans égales. L'accueil qui m'est réservé à Alger, le 2 mars, en témoigne amplement. Près d'un million de personnes, accourues de toute l'Algérie, se pressent sur le front de mer et le long des avenues de la ville blanche pour m'acclamer, scander mon nom avec une ferveur et un enthousiasme bouleversants. J'en suis d'autant plus ému que des drapeaux français flottent de tous côtés aux fenêtres. Au milieu de cette foule innombrable, beaucoup de jeunes se bousculent pour me serrer la main et celle du président Bouteflika, m'aspergeant de poignées de riz pour me souhaiter la bienvenue. Après avoir déposé une gerbe et m'être incliné devant le monument des martyrs algériens, j'accomplis deux autres gestes symboliques du changement d'époque qui était en train de s'opérer. Le premier est de restituer à mes hôtes le sceau du bey d'Alger que ce dernier avait remis, en 1830, en signe d'allégeance, au chef du corps expéditionnaire français qui venait de débarquer. J'ai tenu à en faire l'acte fondateur de la nouvelle histoire qui doit s'inscrire entre nos deux pays. Le second est d'aller serrer la main, dans l'assistance rassemblée pour me recevoir au palais du Peuple, à quelques-uns de ces anciens maquisards du FLN que j'avais moi-même combattus durant la guerre d'Algérie, en leur disant : «Ceux qui ont fait la guerre sont ceux qui peuvent faire la paix.» Mais, plus encore que le passé, c'est l'avenir de la relation algérienne que j'évoque longuement dans mon allocution. J'y insiste sur notre devoir de construire ensemble un partenariat non seulement économique, mais aussi culturel et politique. Dans la Déclaration d'Alger, que je signe avec le président Bouteflika au terme de cette visite triomphale, la France et l'Algérie s'engagent à élaborer et conclure un Traité d'amitié qui consacrera leur volonté de mettre en œuvre ce «partenariat d'exception». Cependant, en dépit du nouvel élan qui sera effectivement donné à nos échanges dans tous les domaines, la rédaction de ce traité se heurtera à de telles difficultés qu'il ne verra jamais le jour en définitive, le président algérien paraissant reculer au cours de l'année qui suit. Le principal obstacle viendra de l'acte de repentance que le gouvernement algérien nous demande quelques mois plus tard de faire figurer dans le préambule, acte par lequel la France exprimerait ses regrets pour «les torts portés à l'Algérie durant la période coloniale». Il me paraît utile et même salutaire, comme je l'ai indiqué dans mon discours de l'Unesco à l'automne 2001, qu'un peuple s'impose à lui-même un effort de lucidité sur sa propre histoire. Mais ce qu'exigent de nous les autorités d'Alger n'est rien d'autre que la reconnaissance officielle d'une culpabilité. Je ne l'ai naturellement pas accepté, consentant tout au plus à souligner, dans une déclaration parallèle et distincte du traité, «les épreuves et les tourments» que l'histoire avait imposés à nos deux pays. C'est le maximum de ce que je pouvais faire. Il n'était pas davantage question pour moi de célébrer, comme certains parlementaires UMP m'y invitaient, le bilan positif de notre héritage colonial. C'eût été tout aussi excessif et injustifié, pour ne pas dire indécent. L'amitié franco-algérienne se passerait donc de traité. (...) Sur les attentats de 1995 Extraits des pages 77 à 85 Mardi 25 juillet 1995. Un attentat vient de se produire au deuxième sous-sol du métro Saint-Michel. J'y accours aussitôt, rejoint par le Premier ministre, le maire de la capitale, Jean Tiberi, et le préfet de police de Paris, Philippe Massoni… … Rentré d'un déplacement en province dès qu'il a appris la nouvelle, le ministre de l'Intérieur, Jean-Louis Debré, m'indique qu'il ne détient aucune information précise ni sur les origines ni sur les motifs réels de l'attentat. Ce dernier s'inscrit néanmoins dans un contexte inquiétant depuis quelques mois. Diverses informations nous sont parvenues plusieurs semaines auparavant, faisant état d'une certaine agitation dans les milieux islamistes. La menace d'actions terroristes que s'apprêtait à organiser sur notre sol un commando du GIA, le Groupe islamiste en lutte contre le pouvoir algérien, nous a conduits, sitôt après mon élection, à procéder à l'interpellation de quatre-vingt militants proches de ces réseaux. Ce qui n'a pas empêché l'assassinat à Paris, le 11 juillet, du cheikh Sahraoui, cofondateur du Front islamique du salut, sans qu'on parvienne, au demeurant, à identifier ses véritables commanditaires. Cette première transposition sur notre territoire du conflit interne à l'Algérie a-t-elle été l'œuvre du GIA, la victime ayant condamné les actes de violence commis contre les étrangers, notamment français ? Ou celle de la Sécurité militaire, à l'heure où les tentatives de reprise du dialogue entre le FIS et le gouvernement sont loin de faire l'unanimité dans les rangs de l'armée algérienne ? La première piste est la plus probable. Mais il est difficile d'évacuer la seconde, dans la mesure où les groupes armés sont souvent infiltrés et manipulés par cette même Sécurité militaire afin de discréditer les islamistes aux yeux de la population et de la communauté internationale. Rien, cependant, ne permet d'établir le moindre lien entre le meurtre de la rue Myrrha et l'attentat du métro Saint-Michel. Lorsque je lui ai instamment demandé, le soir du 25 juillet, sous le coup dew l'émotion, quels étaient, selon lui, les auteurs de ce dernier forfait, Jean-Louis Debré m'a répondu avec sa franchise habituelle : «Monsieur, c'est toute la différence entre un énarque et moi. Je suis incapable de vous dire qui a fait le coup !»J'ai toute confiance en Jean-Louis Debré. Je connais son sens des responsabilités, son attachement viscéral aux grands principes fondateurs de l'Etat républicain, son légalisme pointilleux, son souci de la personne humaine et sa profonde exigence de citoyen… Ne rien affirmer aussi longtemps qu'il n'a pas la conviction de pouvoir le faire, telle est la stratégie que Jean-Louis Debré a choisi de suivre, avec mon plein assentiment et l'assurance de mon total soutien. Confronté à l'impatience des commentateurs et à celle de quelques responsables politiques de l'opposition comme de la majorité, il doit aussi faire face aux pressions de la Sécurité militaire algérienne qui cherche à orienter le gouvernement français dans des directions susceptibles de servir ses seuls intérêts…Le mercredi 26 juillet, au lendemain de l'attentat, je déclare, dès l'ouverture du Conseil des ministres, qu'il faut s'attendre à ce que cette action meurtrière soit la première d'une série, comme en 1986, et en tout cas se préparer à l'affronter. Puis je donne la parole au ministre de l'Intérieur pour énumérer les mesures de sécurité aussitôt mises en vigueur : mobilisation de la police, multiplication des patrouilles et renforcement des contrôles d'identité dans tous les lieux publics, rétablissement de la surveillance aux frontières, en s'appuyant pour cela sur la clause de sauvegarde de Schenghen. Si je suis favorable au principe de liberté de circulation au sein de l'Union européenne, je ne crois pas possible, dans l'état actuel des choses, de laisser notre pays sans une garantie de protection suffisante. Quelle que soit l'ampleur du dispositif destiné à prévenir de nouveaux attentats, la hantise de voir ce type d'action se reproduire à bref délai ne me quitte pas durant l'été 1995. Le 17 août, l'explosion d'un colis piégé dans une poubelle de l'avenue Friedland, près de l'Etoile, vient, hélas, confirmer mes pressentiments…. Le 26 août, un attentat manqué dans le TGV Paris-Lyon permet de relever des empreintes sur les engins explosifs qui n'ont pas fonctionné. Ces indices matériels conduisent les enquêteurs, pour la première fois, sur une piste enfin sérieuse et crédible : celle d'un dénommé Khaled Kelkal, connu des services de police pour avoir forcé un barrage quelques semaines auparavant et laissé les mêmes empreintes dans sa voiture abandonnée après une fusillade avec les forces de l'ordre. Renseignements pris, il apparaît probable que le suspect, un délinquant d'origine algérienne habitant Vaulx-en-Velin, dans la banlieue de Lyon, entretienne des liens avec les réseaux islamistes. Tous les moyens sont aussitôt mis en œuvre pour le retrouver. Mais Khaled Kelkal est toujours en fuite quand une voiture piégée explose, le 7 septembre, à proximité de l'école juive de Villeurbanne, blessant quatorze personnes. Trois jours plus tard, alors que les médias se déchaînent contre lui, visant aussi bien le ministre de l'Intérieur que l'ami du chef de l'Etat, Jean-Louis Debré vient s'entretenir longuement avec moi à l'Elysée. Je ne lui cache pas que la situation est devenue à mes yeux préoccupante. Il ne me dissimule pas, de son côté, que si le travail des enquêteurs a sans doute progressé, il n'y a guère d'espoir d'obtenir une issue immédiate. D'autant qu'il paraît de plus en plus évident que le problème terroriste auquel nous sommes confrontés est étroitement lié à une situation politique algérienne qui nous échappe. Depuis mon arrivée au pouvoir, la France s'est efforcée de clarifier ses relations, toujours complexes, avec l'Algérie. Au risque de mécontenter les deux parties, j'ai nettement indiqué que la position de notre pays consiste à ne soutenir ni le gouvernement ni les intégristes, mais le seul peuple algérien, qui bénéficie de l'aide de la France comme de celle de l'Union européenne, des Etats-Unis et des grandes institutions financières internationales, la Banque mondiale et le FMI. Ma conviction est qu'une trop grande proximité avec l'Etat algérien, lequel est toujours enclin à soupçonner le gouvernement français d'ingérence, ne servirait, en définitive, qu'à faire le jeu des islamistes. Dans le même temps, j'ai pris la décision d'arrêter les contacts non officiels avec les groupes armés algériens, tels qu'ils se pratiquaient, via divers intermédiaires, au cours des dernières années. Ce qui a conduit le Premier ministre, dès sa prise de fonction, à annuler l'autorisation donnée précédemment à un important responsable du FIS de venir à Paris pour une émission télévisée organisée à l'occasion de la commémoration de l'indépendance de l'Algérie. La France souhaite l'instauration de plus de démocratie en Algérie. Et le fait est qu'elle n'a rien à attendre dans ce domaine d'une arrivée au pouvoir des intégristes. Ce refus de cautionner, de près ou de loin, le mouvement islamiste est-il à l'origine des attentats de cet été 1995 ? Rien ne le prouve expressément , même si le GIA en revendiquera la paternité dans un document non authentifié, après avoir invité le chef de l'Etat français, dans un premier message, d'origine également incertaine, à se convertir à l'islam pour être… «sauvé». Je suis un ami de l'islam, mais pas celui d'un islam propagateur de haine, de violence et d'oppression. A la fin de septembre 1995, Khaled Kelkal est localisé et abattu par les gendarmes. Peu après, les membres de son groupe sont arrêtés alors qu'ils s'apprêtaient à commettre une nouvelle action terroriste. Leur responsabilité dans les attentats perpétrés depuis le 25 juillet ne fait aucun doute. Même si tout laisse à penser que ce commando a été en grande partie instrumentalisé par le GIA, le parcours personnel de la plupart de ses membres, à commencer par celui de son chef, renvoie à d'autres causes qu'on ne saurait négliger. Je veux parler de la situation de nos banlieues, de ces ghettos urbains où le désespoir de toute une jeunesse, en proie au drame de l'exclusion, sert de vivier aux agents du fanatisme politique et religieux. C'est pourquoi le 13 octobre, lors d'un déplacement dans la région lyonnaise, je décide de me rendre à Vaulx-en-Velin, la ville où Khaled Kelkal a grandi et fait ses études avant de basculer dans la délinquance. Une réunion à huis clos, qui n'était pas prévue dans mon programme, se tient dans un hôtel de la commune, en présence d'une quinzaine de personnes, dont le maire communiste de la ville, Maurice Charrier, du grand mufti de Lyon, Abdelhamid Chirane, et du père Christian Delorme. Ce dernier avait déclaré, lors des obsèques du jeune terroriste : «Il n'y a que le président de la République qui puisse dire haut et fort : cette jeunesse, c'est notre jeunesse et on l'aime.» J'ai été sensible à ce message. Il signifie que le rôle du chef de l'Etat, garant de la cohésion nationale, est non d'excuser les pires dérives, mais de tenter au moins d'en comprendre l'origine. Présent lui aussi, l'écrivain Azouz Beggag, que j'aurai le plaisir de retrouver dix ans plus tard au Conseil des ministres, se fait le porte-parole de cette jeunesse d'origine maghrébine qui aspire à l'intégration, mais souffre d'être rejetée et discriminée.