Les examens de 6e et du Brevet/admission ont été réintroduits depuis 2 ans en Algérie : des barrières artificielles supprimées depuis 30 ans au pays qui les a vu naître, la France. Depuis cette rentrée 2005/2006 est venu s'ajouter un foisonnement d'épreuves de contrôle et de notation du travail des élèves. La pression est mise dès la première année du primaire. Qu'on en juge à la lecture des nouvelles modalités d'évaluation (le mot est dans ce cas inapproprié, contrôle serait plus conforme) arrêtées par le MEN. Les devoirs surveillés, les compositions devenues mensuelles, alors qu'elles étaient trimestrielles et qui sont majorées par des coefficients, les devoirs réguliers - comprendre les travaux pratiques, les travaux dirigés, les interrogations écrites ou orales, les devoirs de maison - sont autant d'épreuves et d'activités de contrôle à multiplier par le nombre de matières. Au bas mot plus d'une centaine d'épreuves dont les notes sont comptabilisées par l'administration à des fins de sélection et de classement, de récompenses et de sanctions. L'élève doit les affronter dans un contexte d'extrême tension, et ce, avant les échéances tranchantes des trois examens de fin de cycles (6e, BEF et bac). Il ne s'agit pas à travers ce regard critique de remettre en cause l'existence des épreuves de contrôle ou d'évaluation - et d'ailleurs ce concept doit être à tout prix compris et maîtrisé. Le plus important réside dans l'usage qui en est fait. L'évaluation (le contrôle pour rester dans le contexte algérien) est-elle au service de l'action pédagogique ou est-ce un instrument de régulation du flux d'élèves d'un cycle à un autre et donc de sélection ? La pédagogie « du moule » Sans nous étaler sur l'arbitraire et la subjectivité des notes données par l'enseignant - il n' y est pour rien - et scientifiquement démontrées par les spécialistes, arrêtons-nous un instant sur certaines conséquences générées par cette compétition marathonienne à armes inégales. Prenons le cas de cet élève de première ou deuxième année primaire - là où se joue l'essentiel du destin scolaire. A l'âge où la maturité intellectuelle et psycho-affective n'a pas encore suffisamment pointé son nez. Ce n'est que vers 11 ans que l'enfant commence à afficher cette aptitude au raisonnement et à la projection dans l'avenir pour bâtir son projet de vie (scolaire et professionnelle). Peut-il saisir la signification des chiffres additionnés puis divisés et qui lui renvoient à la face sa moyenne ? Il n'est pas outillé pour ces opérations arithmétiques. Peut-il comprendre les enjeux de ces épreuves de contrôle/sélection ? Il ne les devinera qu'à l'aune des paroles de ses maîtres et de ses parents. Et quand la colère, la réprimande et à la limite l'insatisfaction de ces derniers sont au rendez-vous, à coup sûr que le doute va s'installer dans sa frêle tête. Des comportements négatifs qui iront nourrir la spirale de l'échec. La frustration de ne pas avoir eu la bonne note - celle exigée par la famille. Crainte et angoisse à l'approche de chaque échéance : une centaine au bas mot qui l'attendent pendant l'année. Panique devant la feuille d'examen (ou de devoir) sur laquelle plane l'image du père fouettard et hop ! La descente aux enfers va lui imprimer sur le front sa nouvelle identité : celle de sa note qu'il traînera durant sa scolarité. L'élève matricule n'est pas une vue de l'esprit. Il symbolise l'effet Pygmalion, ce fléau scolaire méconnu chez nous (exceptés les anciens pédagogues) et qui est une conséquence directe du système de notation à des fins de sélection/classement. Ce mal, mis en lumière par la psychologie moderne, est dénoncé par la littérature pédagogique depuis plus d'un siècle. Nous avons tous en nous l'image idéalisée de l'école de notre enfance et nous évaluons les travaux scolaires de nos enfants à partir de nos souvenirs d'écolier. Cette époque est révolue où l'empirisme pédagogique accordait une trop grande place aux contenus des matières à enseigner, aux méthodes pour les transmettre et les faire stocker dans les mémoires saturées des élèves. Et dans cette double logique de l'encyclopédisme des programmes et de la pédagogie « du moule » (qui uniformise de force) on avait inventé le contrôle des acquisitions à des fins de compétition, de concurrence. L'administration triture ces notes chiffrées pour établir les classements et distribuer les récompenses, les punitions et les sanctions. En fin de parcours, elle donnera le verdict : admis, orienté, redouble ou exclu. Les pédagogues officiels considéraient ce système de contrôle - à tort - comme des stimulants et des incitateurs à faire « suer le burnous » de l'élève. En réalité, les efforts obtenus vont à l'encontre de l'éducation de la volonté. Ils ( ces stimulants) sont sources de réactions anormaux : triche, orgueil, vanité, jalousie et revers de la médaille : le dégoût de l'école et du travail intellectuel. N'est -ce pas là des comportements que l'on rencontre au quotidien dans nos établissements scolaires ? C'est que notre pédagogie ne s'est pas encore affranchie de la tutelle - désuète - en application du temps de la coloniale. Il est vrai que les progrès de la psychologie moderne n'avaient pas encore atteint les salles de classe. Les psychologues, les médecins scolaires férus de pédagogie pratique et autres pédagogues novateurs étaient mal vus par les décideurs et par les parents de l'époque. Ils avaient mis en lumière les ravages de cette pédagogie « du moule » qui gomme les individualités. Alors que 90% des enfants d'une classe d'âge sont en théorie aptes à suivre les études scolaires jusqu'à leur terme, les statistiques donnaient jusqu'à 40% d'inadaptés et de retardés scolaires dans certains pays, dont la France d'avant 1970. La grande trieuse Une étude (1975) du Cresas français situait les pertes les plus nombreuses chez les enfants issus des couches défavorisées : 29,3% des enfants d'ouvriers sont en retard dès le primaire, 7,2% appartiennent à la classe moyenne et seulement 2,2% sont des enfants de cadres supérieurs. Les spécialistes du Centre expliquaient ce couple infernal « sélection scolaire-ségrégation sociale » par la conception qu'avait le pouvoir politique de l'éducation. Le système favorisait l'intelligence verbale au détriment de l'intelligence pratique laquelle était minorée. Dans les familles pauvres sévit l'absence de bain culturel à même de procurer aux enfants ces stimulations précoces, riches et diversifiées qui sont à la base du développement de l'intelligence verbale. Or, c'est ce type d'intelligence qui est sollicité et mesuré par le système éducatif élitiste à travers les activités scolaires et les modalités de contrôle. On avait même trouvé le doping idéal : des coefficients consacrait l'impérialisme des mathématiques et à un degré moindre des lettres. Des coefficients - à la tête de la discipline scolaire - qui reviennent en force avec les nouvelles modalités d'évaluation mises en place en Algérie. Pour paraphraser nos aînés, la note est le salaire de l'élève. Dans toute société qui cultive la ségrégation sociale, le salaire des pauvres est insignifiant Les travaux des spécialistes de l'enfance scolarisée ont fini par s'imposer et orienter les dispositifs pédagogiques des pays développés. C'est ainsi qu'est née la pédagogie différenciée, la remédiation par groupes de niveau et plus près de nous - début 1980 - l'approche par les compétences, l'évaluation formative, les épreuves de contrôle pour tester non seulement la mémoire mais les capacités d'analyse, de synthèse, de raisonnement scientifique et d'esprit critique. Une révolution s'annonce, elle est déjà en marche dans certains pays développés. Elle se décline sous le vocable de « la réussite pour tous » accompagnée de la généralisation de l'excellence scolaire, laquelle démocratisera l'accès à l'enseignement supérieur et valorisera la formation et l'enseignement professionnels. C'est là la tendance lourde en ce début de IIIe millénaire. Tous les emplois - y compris ceux du bas de l'échelle des niveaux - s'inscriront dans cette hausse du niveau académique. On aura des maçons, des plombiers et des plâtriers ayant tous leur certificat de fin d'études secondaires. Mais dans ces pays, cette révolution a d'abord commencé dans les mentalités. Est-ce le cas en Algérie où la sélection précoce - dès le primaire ?! - pointe son nez à l'aube de la fameuse Réforme ? Au fait a- t-on pensé à la monumentale contradiction qui existe entre les deux concepts modernes, l'approche par les compétences et l'évaluation formative qui sont en théorie consacrée dans les nouveaux programmes scolaires et celui archaïque du contrôle tatillon des acquisitions ? Le risque est grand de nous retrouver dans la situation de détresse décrite par des sociologues et des pédagogues progressistes des années 1960 /1970 : « Attention, l'école française n'est pas ce grand égalisateur que vous annoncez, mais la grande trieuse ! » Réponse dans une dizaine d'années environ, puisque en politique scolaire les récoltes ne sont palpables qu'à moyen et long termes. Le souvenir de la révolution scolaire et éducative annoncée en grande pompe et initiée d'en haut en 1981 doit nous inviter à mieux réfléchir et à éviter... le remake. C'était le parti unique qui verrouilla en béton les fenêtres du progrès de la pédagogie et de la psychologie. Cette dernière était déclarée « haram ». Cet esprit a-t-il disparu par enchantement ? [email protected]