La grève des médecins résidents avec comme principale revendication la suppression du service civil, est historique à plus d'un titre : par sa durée record, près de 3 mois avec le spectre quasi certain d'une année blanche ; de mémoire, aucune grève n'a été aussi longue dans le secteur de la santé ni même en dehors, par sa détermination constante au fil des semaines et des mois voire galvanisée par les sorties médiatiques très maladroites du Premier ministre, par la maturité précoce de la frange la plus jeune de la population médicale suscitant le respect voire l'admiration des aînés, reprenant la déclaration d'un professeur en médecine chef de service : «Ces jeunes médecins dont je suis le maître en science, et l'élève en conscience». A cette revendication, le pouvoir oppose une fin de non recevoir faisant prévaloir la menace, la répression et la bastonnade de son élite et révélant au passage son caractère violent et liberticide ainsi que son incompétence à entrevoir une solution durable conciliant le double impératif d'assurer la meilleure couverture sanitaire possible du pays d'une part et d'autre part, le respect de la dignité et des libertés fondamentales du citoyen consacrées par les différents textes législatifs a commencer par la loi suprême qu'est la Constitution. Le dépassement de la situation actuelle de blocage préjudiciable aux malades et aux médecins résidents implique d'apprécier en toute objectivité la problématique du service civil, la position des pouvoirs publics et d'entrevoir la solution pérenne. 1 – INJUSTICE, ILLEGALITE ET INUTILITE DU SERVICE CIVIL Les médecins résidents, organisés dans le CAMRA (Collectif autonome des médecins résidents algériens), frange la plus vulnérable de la corporation médicale n'auraient jamais engagé un bras de fer avec un rapport de force aussi disproportionné avec les pouvoirs publics s'ils n'étaient convaincus de leur bon droit. Les médecins résidents futurs médecins spécialistes, dont les études universitaires de 11 à 13 ans, sont les plus longues sont les seuls à subir cette double discrimination, par rapport à l'ensemble des universitaires mais aussi à leur confrères généralistes et hospitalo - universitaires. Le service civil est de ce fait ressenti à juste titre comme une grande injustice que les médecins résidents -futurs médecins spécialistes ont décidé de ne plus accepter. Par ailleurs le service civil est illégal car anti constitutionnel. L'article 29 de la Constitution édicte que «les citoyens sont égaux devant la loi, sans que puisse prévaloir aucune discrimination pour cause de naissance, de race, de sexe d'opinion ou toute autre condition ou circonstance personnelle ou sociale.» Dans un véritable Etat de droit, cette disposition constitutionnelle rend caduques et d'effet nul toutes les dispositions législatives et réglementaires relatives au services civil et la grève aurait connu son épilogue dans de brefs délais, à charge pour les pouvoirs publics ayant la responsabilité de la santé des citoyens de proposer les solutions plutôt que d'accabler les médecins résidents de tous les travers. Les médecins résidents ne sont ni des anti - nationaux ni des irresponsables, ils ont choisi la voie d'études longues et difficiles pour un noble métier au service des citoyens. N'en déplaise au Premier ministre, ils ont parfaitement le droit de jouir pleinement de l'égalité devant la loi, que leur accorde l'article 29 de la Constitution de la République. La pratique, avec un recul plus que suffisant, du service civil permet d'affirmer son inefficacité, son inutilité et son obsolescence. Il donne l'illusion d'une organisation pertinente et efficace des services de santé à l'intérieur du pays alors que ni les médecins affectés ni les populations auxquelles il est destiné n'en sont satisfaits. Les médecins spécialistes affectés n'ont ni les conditions de travail nécessaires (plateaux techniques, équipements d'exploration, …etc) ni les conditions de séjour décentes ni les avantages financiers que l'Etat verse généreusement et démesurément aux différentes missions médicales étrangères ; les malades sont, pour les cas moyennement compliqués, évacués sur les CHU des grandes villes. Nous avons personnellement le souvenir du cas d'une consœur psychiatre ayant effectué ses études de spécialité en France, affectée, dans le cadre du service civil, à l'hôpital de Tiaret, proposition lui a été faite d'un logement d'une saleté et d'une insalubrité à vous faire vomir. Elle a dû se résigner à faire au quotidien la navette Blida-Tiaret-Blida, soit près de 8 heures de trajet pour 6 heures de travail. Le service civil sert plus au remplissage des cases statistiques du ministère de la Santé qu'à une réelle prise en charge médicale des populations locales. Il porte en lui les germes de son échec. Comment peut on bâtir un système de santé pérenne et prétendre assurer convenablement la couverture sanitaire des populations avec des médecins en transit temporaire, qui dès le jour de leur arrivée ne pensent qu'au jour de leur départ, cochant les cases quotidiennement jusqu'au jour de la délivrance. Comment un directeur d'EPH peut-il bâtir une relation de travail durable, notamment pour engager de lourdes dépenses d'infrastructures et/ou d'équipement sur la base des recommandations d'un personnel médical provisoire. Comment peut-on assurer le suivi, naturellement long sur plusieurs années, des patients dans certaines spécialités ou pour certaines pathologies chroniques quand le turn- over des médecins spécialistes est court. Prenons quelques exemples pour fixer les idées. Pour l'EPH d'Adrar en région 2, depuis 1999 soit en 12 ans, sur un poste ouvert s'y sont relayés dans le meilleur des cas 6 médecins, pour l' EPH d'Abadla en région 1 depuis 2006 soit en 5 ans, sur un poste affecté s'y sont relayés dans le meilleur des cas 5 spécialistes qui, dans les deux cas, n'ont pratiquement rien ramené ou très peu pour la santé des populations locales ni pour la région. Il eut été plus intelligent et plus rentable pour la santé des populations et pour la région elle-même d'attirer et de fixer pour longtemps de leur plein gré des médecins spécialistes en leur offrant des conditions de travail, de séjour et financières proches de celles offertes aux médecins des missions médicales étrangères. Un médecin exerçant sur une période de 12 ans à Adrar est plus efficace et plus rentable pour la même durée que 6 médecins qui se relayent tous les deux ans, il en est de même pour un spécialiste fixé à Bénis Abbès sur 5 années plutôt que 5 spécialistes qui se relayent chaque année. Le service civil crée et maintient une instabilité des personnels médicaux spécialistes qui empêche tout suivi des malades et toute planification ne serait-ce que sur le court terme, il hypothèque toutes les chances d'une prise en charge correcte de la santé des populations. Tel un mouvement brownien, l'activité médicale est inefficace. Les médecins savent qu'un cœur qui bat trop vite, crée le paradoxe d'un arrêt circulatoire, c'est-à-dire une activité inefficace, qui conduit à la mort. Le CNES, qu'on ne peut suspecter d'être dans l'opposition, aboutit dans son rapport de 2010 aux mêmes conclusions ; il énonce tout simplement que le service civil rompt la continuité des soins et désarticule le système de santé. C'est ce diagnostic sans concession fait par les médecins résidents et la direction du CAMRA, dont il faut reconnaître et saluer la maturité précoce, qui les a amené a décider de ne plus être les instruments de la faillite de notre système de santé publique. Ils ont le mérite de bousculer les pouvoirs publics dans leurs fausses certitudes et de leur faire toucher du doigt l'ampleur du désastre. 2 - POSTURE DES POUVOIRS PUBLICS A cette revendication fondée sur le droit, la raison et le bon sens, les pouvoirs publics ont préféré recourir à la violence et au discours démagogique. A une grève qui n'a que trop duré, les pouvoirs publics ne semblent pas pressés d'y remédier, tablant probablement sur un pourrissement de la situation et un essoufflement du mouvement. Il y a lieu de rappeler que quand il s'est agi des cheminots, des postiers ou récemment du personnel navigant commercial d'Air Algérie, le pouvoir a dû ravaler ses menaces et ses décisions de justice, reculer, céder et satisfaire les revendications légitimes des travailleurs sus-cités. Pourquoi, face à des revendications aussi fondées pour les uns que pour les autres ce traitement discriminatoire, capitulation devant les uns et pourrissement de la situation pour les autres. Les raisons sont multiples dont la plus importante est l'absence d'une capacité de nuisance suffisante des médecins résidents. Pour avoir son droit, par les temps qui courent, il ne suffit plus d'avoir la force du droit avec soi, il faut avoir en plus une capacité de nuisance importante pour l'arracher. Les pouvoirs publics semblent avoir basé leurs rapports avec les partenaires sociaux sur le droit de la force et non sur la force du droit. Les partenaires sociaux l'ont d'ailleurs bien compris, n'hésitant pas à braver les menaces et les décisions de justice sachant qu'il suffit, pour obtenir leur droit, de foutre la pagaille dans des secteurs sensibles de la vie économique avec les risques de dérapage sur l'ordre public que le pouvoir craint par-dessus tout dans ce contexte national de très grand malaise social et régional de printemps arabe. L'exemple de la grève du personnel navigant commercial d'Air Algérie est édifiant. Menacé de sanctions et interdit de grève par voie de justice la veille, la pagaille dans le transport aérien le temps d'une seule journée leur a permis d'obtenir le lendemain satisfaction de leurs légitimes revendications. Dans cette relation du pot de fer contre le pot de terre qu'ils ont décidé d'établir avec les médecins résidents, les pouvoirs publics ont l'illusion d'en être le vainqueur mais à terme, c'est notre système de santé qui n'en sortira que plus délabré. Ce n'est ni avec le mépris, la suffisance, l'arrogance, un paternalisme de mauvais aloi, la démagogie ou la bastonnade qu'on peut faire renoncer les médecins, tout autre corporation ou même le simple citoyen lambda à leurs droits constitutionnels. Avec tout le respect que nous avons à nos agents chargés du maintien de l'ordre public, Il nous est inacceptable que nos parents hier bastonnés par la police coloniale se soient sacrifiés pour voir nos enfants bastonnés par nos propres forces de l'ordre. Faut-il nécessairement que le sang coule pour obtenir le respect de la loi. A voir ce qui se passe dans les pays arabes, notamment en Syrie et au Yémen, la réponse s'impose d'elle-même. 3 - DEPASSEMENT DE LA SITUATION La grève n'a que trop perduré, il est plus urgent qu'elle trouve son épilogue dans une solution qui concilie le respect de ce droit constitutionnel des médecins résidents et le devoir de l'Etat a assurer une couverture sanitaire du pays. Il peut être compréhensif que les pouvoirs publics ne peuvent objectivement abroger du jour au lendemain le service civil. Ils doivent néanmoins reconnaître le bien fondé de la revendication des médecins résidents et s'engager par écrit à abroger les lois relatives au service civil dans un délai ne dépassant pas les deux années. Ils doivent repenser l'organisation de la couverture sanitaire en médecins spécialistes en privilégiant les affectations volontaires et durables des médecins dans les régions sous médicalisées en améliorant les conditions d'exercice, de séjour, de rémunération ainsi que toute autres mesures attractives afin de stabiliser les médecins sur place. Des conventions entre les EPH des zones sous médicalisées avec les EPH, EHS et CHU des grandes villes, par un détachement continu et par roulement de spécialistes expérimentés, permettrait d'accompagner durant les premières années les jeunes diplômés dans leurs affectations définitives, mettant fin définitivement a cette transhumance des médecins spécialistes dans l'actuel cadre obsolète du service civil. Dr Terkmane Yacine. Président du Conseil régional de l'Ordre des médecins de Blida