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Toute la philosophie de la foi est dans la tolérance
MOHAMMED ARKOUN (1928-2010), UN ISLAMOLOGUE «APPLIQUE»
Publié dans L'Expression le 13 - 10 - 2010

Si l'on relisait les oeuvres de ce savant algérien, on gagnerait sûrement en science et en dignité.
Le professeur Mohammed Arkoun, un immense et passionné penseur algérien, mondialement connu, est décédé le 14 septembre 2010 à Paris à l'âge de 82 ans. Après tant d'hommages d'hommes prestigieux rendus à cette grande figure à l'expression ineffaçable de l'intellectuel islamique moderne, j'éprouve une gêne d'indécence de me sentir maintenant le devoir ému, et avec l'humilité respectueuse qui sied tout naturellement en cette circonstance de recueillement et de souvenirs en flashs saisissants, de murmurer quelques paroles de piété fraternelle sur ce qui subsiste d'une amitié furtive d'il y a environ une soixantaine d'années. Mais, en vérité, j'ai connu Mohammed Arkoun grâce mon frère aîné Kheïr-Eddine qui, à l'époque, était lui également étudiant à l'université d'Alger et faisait partie du large groupe d'amis constituant une génération de militants intellectuels: Mahieddine Djender, Mostefa Lacheraf, Abdelkader Mimouni, Abdelkader Hadj-Ali, Mohamed Tahar Lazib, Mohammed Hadj-Sadok, Ibnou Zekri, Cheïkh El Mecheri, Mokhtar Bouchareb, Tahar Tidjini,...
J'étais alors élève en classe de philosophie au lycée Bugeaud (auj. lycée Emir Abd el Kader), et pour aller chercher, soit seul soit avec un ou deux camarades algériens, une documentation qui enrichirait le développement d'un sujet donné par notre professeur M.Jolivet - un esprit ouvert, de tendance politique quelque peu libérale - sur les normes de la connaissance arabe en philosophie générale, je me rendais à la bibliothèque nationale qui n'était pas loin. Elle était installée depuis 1863, dans la seconde ancienne «Dâr» de Mustapha-Pacha, édifiée en 1799, à Bâb es-Soûq, dans la Basse-Casbah, soit à la rue de l'Etat Major de l'après 1830, débaptisée, aujourd'hui, rue Mecheri Ahmed et Mohamed.
Nous montions au premier étage, à pas feutrés, en empruntant l'escalier de ce magnifique édifice tout paré de colonnes et de faïence, de cours et de salles d'une fort belle architecture. Dans le sahîn el fouqâni, la galerie de ce premier étage, le vénérable et déjà vieux cheikh Nour-Eddine Abdelkader tenait encore sa loupe et son stylo pour copier délicatement des pages d'un manuscrit rare qu'il livrera à ses étudiants, et dans une ghourfa proche, nous avions immédiatement le sourire accueillant de Sî Mohammed Arkoun. C'était un jeune homme d'une grande gentillesse que nous retrouvions souvent à la bibliothèque où il faisait des recherches pour ses études supérieures. Il nous avait habitués à son chaleureux accueil, à ses conseils et à ses services car, en un instant, il cherchait l'ouvrage dont nous avions besoin pour étayer notre argumentation philosophique et ainsi montrer à notre professeur et à nos camarades européens, par une sorte de fierté juvénile, que dans l'histoire universelle, il y a aussi l'héritage de la civilisation arabe. C'est ainsi que nous avions pu essayer de lire au moins quelques extraits d'oeuvres de grands auteurs arabes soit dans la langue même (lorsque nous en étions capables) soit dans de bonnes traductions. Je me souviens d'avoir feuilleté des volumes des Penseurs de l'Islâm (Carra de Vaux), Hayy ibn Yaqdhân (Ibn Tofaïl), La Cité idéale (El Fârâbî)), Tahâfout at-Tahâfoût (Ibn Rochd),... El Mouqaddima (Ibn Khaldoun),...
Un homme de bon sens
Mohammed Arkoun fut parmi les plus brillants des intellectuels qui avaient au coeur l'Algérie éternelle. Sa naissance (1er février 1928) dans «une famille nombreuse» de Taourirt-Mimoun en Kabylie (Algérie), ses études primaires dans son village natal, ses études secondaires à Oran, ses études supérieurs de littérature arabe, de droit, de philosophie et de géographie à l'Université d'Alger puis à la Sorbonne à Paris, ses relations fraternelles avec des étudiants algériens et ses rencontres avec des intellectuels brillants tel le professeur Louis Massignon en France,... enfin, ajoutée à tout cela, son insatiable désir d'étudier pour développer une critique de la modernité dans la pensée islamique, l'a conduit à une élévation d'esprit tout à fait exceptionnelle. Ses toutes premières recherches lui ont fait découvrir l'oeuvre d'Abou Ali Ahmed Ibn Mohammed Ibn Ya‘qoûb Ibn Miskawayh, plus connu sous le nom tout court de «Miskawayh» (320/932-421/1030), le célèbre philosophe et historien persan, auteur du fameux Tahdhib al-Akhlâq (Culture de la Morale) wa (et) Tat-hîr al-A‘râq (Pureté des aliénations), constituant un Traité d'éthique. Mohammed Arkoun sera en 1956, agrégé de langue et littérature française, en 1968, docteur ès lettres à la Sorbonne et y enseignera de 1961 à 1991. Depuis 2000, il est conseiller scientifique pour les études islamiques à la Librairie du congrès à Washington DC. Ses cours et ses conférences le feront connaître dans les plus grandes universités de la planète scientifique. Sa carrière prestigieuse de chercheur en philosophie et en histoire et sa vie d'homme de bon sens qui s'est parfaitement construit les moyens d'investigation de la Vérité (El Haqq qu'il a mis en pratique par sa propre méthode), lui ont fait gagner l'estime de ses pairs et la reconnaissance d'un monde pourtant fort clos des esprits scientifiques modernes les plus renommés. Il est directeur scientifique de la revue ARABICA, (Brill, Leiden), depuis 1980. Depuis 1993, il est professeur émérite à la Sorbonne (Paris III), Visiting Professor et membre du Board of Governors à l'Institute of Ismaeli Studies, à Londres. Tout comme un éducateur bien attentionné, c'est-à-dire compétent et juste critique, qui étudierait l'homme pour la première fois, Mohammed Arkoun fait tenir à l'éthique une place capitale dans son système de pensée libre façonnée par une morale qui ne néglige pas la philosophie, la foi et la science au sens le plus large et le plus significatif et qui s'exprime par une action constante et constamment en équilibre correct. Cette attitude «raisonnable» appelle le devoir de s'exercer sans détours dans le but précis «d'humaniser l'humanité». L'intelligence que vient de perdre l'Algérie, l'Humanité, était (est) un humaniste au sens plein du terme, tout le contraire du sens vide que les hâbleurs professionnels de la philosophie, de l'histoire et les nombreux capitalistes en tout genre, sans vraie envergure, s'acharnent à nous faire croire qu'il regorge de valeurs dont nous avons tous besoin pour vivre dans le temps présent. Mais qui ne sait que ces gens-là tiennent fonds de commerce de l'Islâm? Or, dans la tradition islamique intellectuelle, l'homme trouve son humanité dans la foi en considération des rituels religieux dans leurs aspects fonctionnels. Arkoun n'a jamais cessé d'oeuvrer dans cette direction qui pourrait être un chemin lumineux vers la Vérité, du moins vers une possibilité de Vérité qui ne serait pas théorique, c'est-à-dire qui ne serait pas vaine. Et le Coran, en tant que révélé, est un signe divin adressé à tous les hommes, «à ceux qui croient», «aux êtres doués de raison», «à ceux qui réfléchissent».
«C'est bien cela l'humanité»
Il y a là un message que «les savants religieux juifs et les théologiens chrétiens» n'apprécient pas à sa juste valeur. Et pourtant, le juif, le chrétien et le musulman, chacun son style humain, sa pratique pertinente, sa foi vigoureuse et son influence sur soi-même et sur les croyants, adorent le même Créateur, qu'on l'appelle YHWH (Yahweh) Dieu ou Allah. Le patrimoine religieux est alors objet supérieur pour une vie droite, longtemps formée à la tolérance. En somme, le professeur Arkoun n'a eu de cesse d'expliquer le grand événement historique de «la parole coranique devenue texte» permettant une analyse scientifique juste, scrupuleuse et honnête du phénomène coranique et de ses applications et de ses implications dans vie du musulman d'aujourd'hui où qu'il vive.
Voici quelques titres d'ouvrages de Mohammed Arkoun à lire: - L'islam, religion et société; - Religion et laïcité: Une approche laïque de l'islam; - Pour une critique de la Raison islamique; - L'islam, morale et politique; - Combats pour l'Humanisme en contextes islamiques; - Ma‘ârik min ajli-l-ansana fî-l-siyâqât al-islâmiyya; - Min al-Tafsîr al-mawrûth ilâ tahlîl al-khitâb al-dînî, Dâr al-Talî‘a,...
Il me vient ce souvenir dont le contenu serait peut-être une allusion «humaniste» bien singulière mais sa signification bien pertinente. Lors de nos retrouvailles, en 2004, à l'Hôtel de Ville de Paris où s'est déroulé le Maghreb des livres, observant l'affluence des visiteurs et des auteurs, l'éminent penseur Mohammed Arkoun me dit, l'air énigmatique: «Tu vois Kaddour, ici l'égalité des hommes est visible» Sachant qu'il aimait les plaisanteries fines et pleines de sel et d'esprit, je ne pus réprimer un rire sans doute inconvenant en lui disant: «Cher grand frère Mohammed, l'égalité de ce monde est comme les doigts de la main.» Il eut un sourire attendri, intensément généreux, puis tout en portant haut le sourcil comme à son habitude, il me glissa: «C'est bien cela l'Humanité.» Et il me serra la main fortement.


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