Brahim Benmoussa est chercheur à l'université d'Alger 2, où il enseigne également la socio-anthropologie des sociétés rurales maghrébines. Titulaire d'un doctorat d'Etat en sociologie, il a dirigé plusieurs études et enquêtes en milieu steppique. Il nous livre, dans cet entretien, un éclairage sur les conflits tribaux survenus récemment dans la région de Aïn Deheb - Les conflits tribaux pour le contrôle des terres de parcours à Aiïn Deheb ont tendance à se multiplier. Quelle en est l'explication ? La question des conflits tribaux, pour le contrôle des terres de parcours, est difficile à appréhender en l'absence d'études orientées vers cet aspect précis de la vie sociale tribale. Néanmoins, les récents événements de Aïn Deheb illustrent assez bien ce qui se passe de façon générale dans la steppe algérienne qui a toujours été, aussi loin que l'on remonte dans son histoire, un territoire particulier de par son étendue et ses spécificités sociologiques et dont le contrôle a constitué l'enjeu central pour les tribus qui y vivent. Dans cet «univers», les conflits renvoient en général à des stratégies de délimitation, d'extension et de contrôle du territoire communautaire qui représente un marqueur identitaire fondamental pour la tribu. Un marqueur sur lequel le droit colonial français s'est appuyé pour donner l'assise juridique de la propriété foncière en Algérie. Le senatus consulte de 1863, qui représente le texte fondateur de la propriété foncière coloniale française en Algérie, a mis en avant la tribu pour donner à la terre ses différents statuts juridiques. Les terres de parcours situées dans les zones arides furent classées comme terres domaniales et affectées formellement à des tribus qui y exercèrent un droit de jouissance. Ce droit de jouissance, vivace dans le droit coutumier et l'imaginaire collectif, constitue l'assise de la propriété des terres tribales dont le contrôle symbolique et le marquage donnent lieu à des conflits. Les récents conflits tribaux que vous évoquez relèvent, en quelque sorte, de la normalité dans les modalités d'expression par un arch de la propriété symbolique de son territoire. Expression qui pourrait d'ailleurs se produire dans n'importe quelle région du pays concernée par la propriété communautaire d'un territoire. L'un des éléments qui contribue à l'apparition des conflits actuels réside dans la tendance remarquable à l'appropriation individuelle des terres tribales. - Des procédés informels d'appropriation des terres archs à travers un recours souvent abusif à la mise en défens prennent forme dans la région de Aïn Deheb. S'agit-il d'un phénomène nouveau et quelle incidence a-t-il sur les communautés de la steppe ? En raison de leur étendue et de leur aridité empêchant leur appropriation privative à grande échelle, les régions steppiques ont connu ces dernières décennies des phénomènes d'appropriations individuelles nouveaux, lesquels ont ciblé au départ les terres potentiellement agricoles. De nombreux facteurs y ont contribué, dont celui de l'accès à la propriété foncière agricole par la mise en valeur rendue possible en 1983 (loi sur l'APFA), ainsi que les différents dispositifs entrant dans le cadre du PNDA à partir au de l'année 2000. Dans ces cas-là, les actes de propriété ont souvent été demandés par l'administration. Mais, le fait le plus marquant dans cette tendance à l'appropriation des terres tribales est qu'elle ne concerne pas seulement les terres à vocation agricole, mais elle touche aussi les terres de parcours à travers des procédés divers dont le plus efficace est le «t'gdal», ou bornage privatif, visant la mise en défens privative qui relève en principe de la décision unique des pouvoirs publics. Cette mise en défens illégale engendre souvent des conflits parce qu'elle remet en cause l'ordre traditionnel régissant les couloirs de transhumance et les espaces communs entre tribus.
- Est-ce que les conflits tribaux ne cachent-ils pas des enjeux politiques et des mutations sociales profondes ? Les conflits tribaux sont au centre de nombreuses crises qui se déroulent actuellement dans le monde arabe. La place centrale qu'occupe la tribu dans les crises qui secouent le Yémen et la Libye permet de mesurer l'importance de cette structure sociale et de ses prolongements politiques et économiques. Chez nous, les conflits autour des terres archs sont au cœur d'une problématique globale touchant au statut ambigu de ces terres. Ces dernières sont régies à la fois par le droit positif et le droit coutumier. Ces conflits sont significatifs des mutations sociales dont vous parlez. Dans un milieu dominé par les liens communautaires et de sang, l'on observe des processus d'individuation importants qui ne touchent pas seulement la steppe, mais toute la société. L'appropriation privative des terres archs est une composante de l'appropriation privative de toute la sphère économique dans notre société. Elle revêt un caractère symbolique fort qui marque la rupture avec un système de valeurs propres à la tribu, de la même façon que l'appropriation privative des secteurs-clés de l'économie marque la rupture avec un certain mode de gouvernance dans un contexte mondial caractérisé par l'imposition des lois féroces du marché et du profit.