Le ciel bas recouvrait d'un épais manteau de brume la silhouette des deux imposants massifs montagneux Ksel et Bouderga, qui se profilent de part et d'autre de la RN47, principale voie d'accès par l'est à El Bayadh. Lorsque nous y sommes engagés pour rallier la localité de Krekda, à 63 km de là, la grisaille était accentuée par la persistance des gelées nocturnes qu'une matinée, déjà bien avancée, n'était pas parvenue à dissiper et dont la lente infiltration imprégnait l'atmosphère d'une frilosité glaciale qui ne baissera pas d'intensité durant la journée. L'hiver prenait ses quartiers et promettait de pousser le thermomètre jusque dans ses derniers retranchements, faisant dire au vieillard transi de froid que nous avions pris au bord de la route : « Ces dernières précipitations, qui ont permis au couvert végétal constitué d'alfa de se régénérer par endroits, portent en elles des promesses en tout point similaires à celles d'antan ; mais nos humbles logis ne sauraient s'accommoder de ses rigueurs. » Et d'évoquer les difficultés d'accéder à une construction rurale, dernier legs qu'il aurait voulu laisser à ses enfants avant de quitter cette vallée de larmes. L'heur ou le malheur, c'est selon, des gens du village qui en ont obtenu la jouissance a été de se retrouver empêtrés dans l'endettement vis-à-vis des parents ou alliés, finira-t-il dans un soupir. La jonction qui naît sur la RN100 s'enfonce en direction du Sud à travers des terres sablonneuses investies, par endroits, de projets de mise en valeur ou de reboisement, dont les fosses fraîchement retournées attendent de recevoir les plants. Puis une rocaille qui affleure au-dessus du sol, promontoire de grés abrupt et stérile qui s'élève jusqu'à montrer des pitons rocheux, véritable nid d'aigle. Le cordon d'asphalte, un calvaire pour les rares conducteurs qui se hasardent à en emprunter le sillage tortueux et parsemé de crevasses, révèle un revêtement qui manque de consistance, se décollant sur de larges portions, systématiquement emportées au point que la route croise les ravines d'écoulement des eaux pluviales. Le gabionnage censé renforcer les accotements à ce niveau n'a pas fait long feu et les débris de maçonnerie témoignent de l'amateurisme des bâtisseurs du dimanche, deux années seulement après que des travaux de réhabilitation, ayant touché 16 des 40 km depuis le carrefour, à raison de quatre millions de dinars le kilomètre, eurent été menés à leur terme. Le cheminement s'encastre dans un dernier défilé, avant de gravir la butte qui surplombe le village et descend vers les premières habitations, accueillie par deux piliers en béton décharné, dont l'armature de fer se contorsionne à l'extrémité dans des formes désespérées et inachevées. Tapie dans le lit démesurément larges de l'oued qui serpente à travers un cirque, bordé de crêtes rocheuses nues, que fouette une légère brise glaciale de l'est, Krekda se confond avec les aspérités du paysage, dressant laborieusement ses contours, comme écrasée par l'austérité de la nature rude environnante. Les rares averses saisonnières constituent pour les habitants de cette commune, dont le dénuement avait, à un certain moment, suscité la compassion de Sonatrach avant que celle-ci ne se ravise, la seule providence qui leur reste, à défaut d'être couverts de bienfaits. Ils doivent l'eau qu'ils consomment aux infiltrations des ruissellements sporadiques qui alimentent les deux puits raccordés aux foyers, en l'absence d'un château d'eau. Puisqu'au cours de la période sèche, la baisse du niveau des retenues constituées des couches superficielles réduit la quantité d'eau disponible et les deux seuls forages réalisés localement par le HCDS sont destinés à abreuver les quelques troupeaux qui sillonnent encore les maigres pâturages lorsque ces derniers n'ont pas été mis en défens. Les tentatives esquissées pour domestiquer les crues de l'oued ont tourné court et les travaux ébauchés pour jeter une retenue collinaire en travers de son cours ont été abandonnés devant l'impossibilité pour l'opérateur engagé de fouiller jusqu'au sol meuble de rocaille, où les fondations devaient être arrimées et les coûts exorbitants que les caisses du HCDS n'étaient pas en mesure de supporter. Lors de la première visite du chef de l'exécutif de la wilaya, le directeur de l'hydraulique a proposé de reprendre l'ouvrage sur le compte des dépenses de son département ; depuis, cette perspective a été renvoyée aux calendes grecques, selon M. Alioui, président de l'APC. Un jeune citoyen, visiblement excédé et certainement au fait de notre qualité, tentera de nous entraîner vers les berges de l'oued pour, disait-il, que « vous puissiez constater par vous-mêmes comment toute cette eau se perd dans le désert, alors qu'elle aurait pu, au moins, servir à nous accoutumer au goût de la carotte ». Féerie de couleurs Nous trouverons, grâce à un garde communal, l'un des vice-présidents de l'APC qui nous conviera aimablement à sa table et nous mettra en contact avec le maire et deux ou trois notables. L'unique investisseur qui s'était proposé pour exploiter le gisement de sel en 1999, apprendrons-nous, a été effarouché et a tôt fait de se convaincre des risques qu'il pouvait encourir dès les premières incursions terroristes. Il pliera bagages pour ne plus revenir. La montagne qui regorge de ce minerai, au sud du village, et du côté opposé par rapport à l'oued, est appelée Zgougene, où le spectre paraissait, à l'observation, se teindre de toutes les tonalités du vert et lorsque les rayons du soleil, absents ce jour-là, éclairent sa surface, celle-ci s'irise d'une féerie de couleurs qui changent au gré du déplacement de l'astre du jour d'où son appellation. Convoquant le recensement de 1998 qui avait déterminé la population de la commune à 3500 âmes, dont 1700, soit près de 400 familles, se sont sédentarisées en s'installant au village, le maire étayera ses propos en affirmant que la réduction de la proportion des activités pastorales de 60 à 20% par le fait des incidences climatiques et économiques a été à l'origine de l'apparition du chômage. Les maigres troupeaux bradés, les citoyens se sont mis aux seules occupations que leur permet le programme de développement envisagé par l'Etat pour ces contrées : les campagnes de reboisement et les chantiers fluctueux du bâtiment ; ou plus tardivement les travaux de gabionnage des ravinements pour atténuer les effets d'érosion. Sans, toutefois, arriver à assurer la pérennité des revenus et c'est généralement au bout de trois à six mois que ces personnes, en âge de travailler, se retrouvent sans emploi à attendre d'hypothétiques projets, éphémères et sans lendemain. Aucune autre activité ne permet d'embauche, pendant des délais acceptables, cette main-d'œuvre qui n'a d'autre qualification que le travail de la terre ou la transhumance avec les troupeaux. Les périmètres de Seigaâ, où deux puits artésiens attendent d'être sollicités, et de Soues ne fleurissent plus des récoltes d'antan ; comme l'évoque cette dernière appellation qui rapporte que les moissons étaient tellement abondantes qu'elles pourrissaient sur pied, faute de bras pour l'ensiler. Et la retenue d'eau d'El Maghsel est tout juste bonne à entretenir des cultures vivrières pour les quelques familles qui y résident. Quant aux 100 ha de mise en valeur des terres par le biais de la concession, les prémices d'un réel lancement de l'exploitation n'ont pas été données par le HCDS depuis bientôt deux années que cette surface a été délimitée. Le transport est l'aspect de la vie à Krekda qui conditionne tout le reste et même, parfois, intervient dans la vie ou la mort, il n'est pas exagéré de le dire, des habitants du village. L'unique route qui dessert ce dernier ne suscite guère l'enthousiasme des propriétaires de véhicules de transport soucieux qu'ils sont de préserver leur outil de travail, en dépit des sollicitations dont ils peuvent faire l'objet. Il serait bon d'acquiescer à leur scepticisme, connaissant les méandres et les risques pour les essieux et la suspension que cette voie, redevenue à l'état de piste, peut leur faire encourir. Le bus, le seul, de la municipalité qui tente, de bien insignifiante manière, de briser l'isolement de ces populations, arrive douloureusement à assurer le minimum vital, notamment le courrier et de brèves rotations journalières, sans lesquelles toute vie aurait pratiquement cessé dans ce hameau de l'Algérie profonde. Et s'il est une urgence qui doit susciter l'inquiétude des pouvoirs publics et qui doit profiter des efforts pour en atténuer les pesantes contraintes, c'est bien dans ce domaine-là qu'il faut l'envisager. C'est le devenir des enfants qui se déplacent pour s'accrocher, plutôt que de s'intéresser, à leur scolarité, à El Bayadh et Ghassoul, et des malades en attente d'une prise en charge médicale dans l'immédiat qui en dépend. A propos d'enseignement public, la commune de Krekda est, peut-être, la collectivité dont les jeunes scolarisés ne franchissent jamais le palier moyen, à l'échelle nationale. En raison des motifs précédemment énoncés et des contraintes imposées par les dispositions de la carte scolaire élaborée par la Direction de l'éducation ; comme nous le préciseront aussi bien le directeur d'école que le président d'APC, avançant pour preuve le chiffre de deux lycéens pour toute la commune ! Le premier commencera par nous affirmer que depuis 1979, deux classes seulement ont profité de l'extension de l'école primaire du village, qui en compte 6 désormais, pour 283 élèves de la première à la sixième années fondamentales, nécessitant le recours à la rotation des niveaux pédagogiques sur les salles disponibles, avec un taux d'occupation de cet espace qui frise la saturation. On se chauffe comme on peut A notre grand étonnement, ce monsieur ne pouvait pas si bien dire, puisque devant nous trois bambins, à la frimousse grave, se ramassaient pour pouvoir tenir sur un banc prévu pour deux. Et ils n'étaient pas les seuls. Si les salles de cours étaient bien chauffées, ce n'est pas tant grâce à la performance des appareils installés, mais plutôt à l'attention pugnace d'instituteurs, à peine sortis de l'adolescence, qui veillaient au grain, en poussant des poêles à mazout décrépis, sur le point de partir en morceaux, dans leur dernière extrémité. D'ailleurs, le plancher de plusieurs salles était envahi de carburant qui filait de ces radiateurs, lesquels ne tenaient debout qu'avec le renfort de moult pièces en bois, sur les côtés et en dessous. Le chef d'établissement en gémira presque de déconvenue, en abordant les difficultés qu'il éprouve à répartir les maigres rations de repas distribuées à ces chérubins puisqu'il n'est autorisé à nourrir que 190 des 283 élèves et il ne peut se résoudre à soutenir les mines dépitées de ceux qui n'y ont pas droit. Il s'autorise alors quelques transgressions qui lui valent, souvent, les remontrances de sa hiérarchie, mettant à mal son intégrité soupçonneuse. Il n'hésitera pas à nous gratifier de quelques dattes et d'un verre de petit-lait, accompagnés de thé, auquel nous fîmes honneur, avant qu'il nous fasse visiter la cantine, située dans un coin de l'école et à propos de laquelle il nourrit les pires appréhensions du fait de la cohésion mal assurée du plafond en béton pour lequel un mur de soutènement a été entrevu en dernier ressort pour éviter les mauvaises surprises. Des moyens de cuisson rudimentaires et une cuisine ainsi qu'un réfectoire, où les conditions élémentaires d'hygiène ne peuvent être réunies étant donné la légèreté avec laquelle cette bâtisse a été aménagée. Aucun équipement sanitaire de prévu et des murs nus, surtout les lieux où s'effectue la préparation des repas. Pour sa part, le président de l'APC incriminera la répartition des ensembles scolaires pour justifier les écarts constatés entre les assurances de la Direction de l'éducation et les réalités de l'enseignement au sein de sa commune fustigeant au passage les dénégations opposées à son désir d'obtenir la réalisation d'un CEM dans la commune pour mettre un terme aux sévères désagréments qu'endurent les écoliers qui ont franchi ce premier palier obligés de quitter leur famille pour poursuivre leurs études, malgré la possibilité offerte de bénéficier du régime de l'internat, dira-t-il. A Toualil, dira-t-il, une seule classe est utilisée sur les trois qui y ont été implantées, avec le concours d'une enseignante recrutée dans le cadre du préemploi. De la même manière, trois sur les quatre classes situées à El Maghsel suffisent à assurer cette fonction. Les moyens de couverture médicale sont, ici, réduits à leur plus simple expression depuis que l'unique praticien, affecté au centre de santé pour la première fois, a tôt fait de juger qu'il ne pouvait, malgré le serment d'Hippocrate, continuer à prodiguer ses soins dans ce village perdu. Après deux mois, il pliera bagage et s'en retournera d'où il était venu sans aucune autre forme de procès. Accentuant le désarroi des malades et faisant dire à l'une des personnes abordées qu'il ne leur restait, pour seule alternative, que de tromper la misère ambiante en se cachant et en espérant avoir, le moment venu, une constitution physique assez robuste pour survivre à une morsure de scorpion, au lieu de compter sur des intentions qui, aussi louables soient-elles, ne peuvent préserver leur vie avec les moyens dérisoires dont elles disposent. Le centre fonctionne avec trois infirmiers qui n'ont d'autres capacités que celles que leur offre la formation qu'ils ont reçue et l'expérience acquise pour alléger les souffrances des malades. Pour le reste, il s'agira de s'adresser à des structures, situées à plus de 60 km. L'état de la route et les conditions climatiques, parfois exécrables, qui prévalent ne permettent pas d'envisager une telle probabilité. Même si le centre dispose d'une ambulance. La commune a procédé, cette année, à la répartition de 400 aides pour l'habitat rural, qu'une dérogation particulière du wali, nous dira M. Alioui, permet de localiser à l'intérieur du périmètre urbain pour favoriser l'extension du village, alors que 220 autres dossiers attendent d'être satisfaits. L'unique projet d'électrification rurale au profit d'El Maghsel sur 700 m, inscrit depuis 2002, attend toujours d'être concrétisé, malgré de multiples démarches pour en hâter la réalisation. Ibn Battouta, le célèbre globe-trotter et géographe du milieu du XIVe siècle dont la tradition orale rapporte, ici, les tribulations, qui aurait effectué un passage pour révéler que sept minarets appelaient à la prière, autant de tribus installées sur le site de la future Krekda, ne s'y serait pas, sûrement, retrouvé s'il était revenu sur les lieux de ses pérégrinations.