La multiplication des attentats terroristes contre les unités de l'ANP et les forces de l'ordre relance le débat sur l'efficacité des voies et moyens choisis par le pouvoir politique pour mettre fin à l'effusion de sang qui ne cesse d'allonger la liste des familles endeuillées depuis le début de la tragédie nationale, il y a vingt ans. Jusqu'à quand, en effet, nos soldats et officiers, dispersés dans le désert et les massifs montagneux, été comme hiver, garderont-ils le doigt sur la gâchette à la recherche ou dans l'attente d'un ennemi invisible et très mobile ? Jusqu'à quand des hommes de la Gendarmerie nationale, de la Sûreté nationale, en civil ou en uniforme, se feront-ils massacrer au virage d'une route en pleine campagne, sur leurs lieux de travail, ou parmi les passants au centre d'une agglomération ? Jusqu'à quand des familles retiendront-elles encore leur souffle en entendant leurs enfants proférer des menaces de rejoindre le maquis parce que ne voyant plus d'autre perspective à leur avenir ? Jusqu'à quand les exclus d'un système fermé continueront-ils à se dresser en armes contre l'autorité de l'Etat, et à refuser d'admettre que quiconque se sert de l'épée périra par l'épée ? Certes, des efforts ont été faits grâce à la politique de réconciliation nationale dont la charte a été massivement approuvée par voie référendaire en septembre 2005, confortant ainsi le rétablissement de la concorde civile initiée six ans plus tôt dans les mêmes formes et avec le même enthousiasme. Dieu merci, nous sommes bien loin du climat de terreur, de la période du couvre-feu, des massacres aveugles collectifs, des déplacements massifs de populations en fuite et des destructions à grande échelle. Les sorties nocturnes des Algériens en cette saison estivale, la densité de la circulation routière, le rythme des activités sociales et les affaires florisantes du commerce informel, y compris sur les trottoirs, sont là pour le prouver. Mais n'empêche que des poches d'insécurité persistent ça et là incitant des chancelleries étrangères à inviter leurs ressortissants à la prudence. Secrétées par la défaillance des institutions de l'Etat et encouragées par le laxisme de la population, ces poches viennent, hélas, s'ajouter à de nouvelles formes de déviance et de criminalité quand elles n'établissent pas de passerelles avec elles : banditisme, enlèvements, racket, trafic de stupéfiants, spéculation, prolifération de la corruption, le tout alimenté par un climat social tendu, expression du gouffre qui sépare le pays réel du pays légal, et reflète d'une perception négative de l'Etat par une bonne partie de la société. Il ne suffit pas de se sentir dégagé de toute responsabilité morale en se contentant, à chaque fois, de se répandre en lamentations sur le sort de nouvelles victimes d'une même tragédie que des politiques, préoccupés par l'assouvissement d'ambitions personnelles, sans capacité d'anticipation, ou porteurs d'une vision rétrograde du monde, ont provoqué sans en prévoir les conséquences sur le tissu social. Il ne s'agit pas de chercher à avoir bonne conscience en prodiguant des conseils à distance, en se perdant dans une pléthore de propositions porteuses parfois d'idées moisies, ou tout simplement en se confinant dans un silence qui cache, à tout le moins pour certains, une dérobade devant des choix nécessaires. Non. Le devoir exige de chacun de nous, quels que soient son lieu, sa position et son parcours, au cœur du pouvoir, à sa périphérie ou dans l'opposition, acteur ou spectateur, d'agir pour que cessent ces attentats meurtriers qui tendent, par leur régularité et leur permanence, à se banaliser en faits divers au point d'être ignorés par les média publics, et même de laisser le citoyen indifférent à leur lecture dans la presse privée. Or rien n'est aussi douloureux que la mort d'hommes dans l'indifférence générale, et rien n'est aussi lourd de dangers pour l'avenir que l'acte de violence, parce qu'il constitue la manifestation d'une régression vers la barbarie. A quoi sert-il alors de se soucier du développement du phénomène terroriste dans les pays du Sahel quand celui-ci évolue librement aux portes d'Alger ? L'une des premières mesures pour exorciser le démon de la violence, dont ses racines nationales (AQMI appelant un traitement international), serait de faire, en toute sérénité, une première évaluation de l'impact de la politique de la réconciliation nationale cinq ans après le début de son application avec la participation d'experts, de représentants de tous les courants sociopolitiques et de tous ceux qui ont été impliqués de près ou de loin dans la gestion sécuritaire du pays. Des brèches encore ouvertes dans cet édifice doivent être colmatées par le règlement de la question de ce qui reste des disparitions forcées, la solution définitive des problèmes à l'origine des récentes manifestations humiliantes de ceux qui ont pris les armes pour défendre la République, et l'achèvement enfin de la réinsertion sociale de ceux qui ont retrouvé le chemin de la raison. Même si ces questions ont été théoriquement tranchées par la loi, rien n'exclut l'exploration d'un meilleur dépassement des haines et des rancunes pour éviter des vengeances différées. Ceci est d'autant plus vrai que qui peut le plus peut le moins. Il s'agit là d'une des conséquences immédiates qui découlera du changement pacifique dans la manière de gouverner et de gérer les contradictions générées par le développement économique et socioculturel du pays. La réconciliation nationale est une œuvre de longue haleine que ne peut accomplir une simple amnistie dont le mérite est de mettre les esprits en position de laisser le passé au passé. Elle touche l'individu dans son existence, dans ses rêves et projets. Son irréversibilité, du reste vitale pour la cohésion nationale, requiert du temps, de la patience et davantage de sacrifices de la part de ceux qui, dans un camp ou dans un autre, ont souffert dans leur chair, perdu un être cher ou ont eu la vie brisée et des relations détruites. Ceux-là, pourchassés par le cauchemar d'une violence inhumaine, souffrent encore dans le silence ou à l'évocation d'un souvenir. A cet égard, s'il est admis que le sang sèche vite, il n'est pas pour autant démontré dans les expériences d'autres peuples déchirés par des conflits civils que les traumatismes provoqués disparaissent à la même vitesse. Au contraire. Depuis 1974, 28 pays dans le monde, dont douze en Amérique Latine et neuf en Afrique, ont constitué des commissions chargées d'enquêter sur les violations des droits de l'homme ou sur les disparitions à la suite de conflits ethniques ou de guerre civile pensant ainsi faire œuvre utile en remuant le passé. Les résultats obtenus ont incité le Ghana et le Guatemala à changer d'appellation : Commission de réconciliation nationale pour le premier, Commission de clarification historique pour le deuxième. L'Afrique du Sud, de son côté, dans sa recherche d'un compromis entre l'impunité et l'oubli pour effacer des mémoires les ravages de l'apartheid, a préféré, par une justice transitionnelle originale, panser les blessures au lieu d'assigner les coupables repentants en justice. Bien avant, l'Espagne a réussi à tourner la page de la guerre civile qui a fait en près de trois ans (1936-1939) près d'un demi-million de morts. L'absolution mutuelle des crimes de cette guerre atroce, 37 ans après sa fin, a permis la reconstruction progressive de la communauté nationale, assuré la continuité de l'Etat et réalisé une relance économique sans précédent. Des formules courageuses ont été imaginées pour quitter à jamais les méandres obscurs du passé : commutation des peines de prison en exil pour vider les geôles espagnoles des prisonniers embarrassants, et excuses présentées en Afrique du Sud, au nom du gouvernement, par le président Mandela aux victimes de 50 ans de violations massives des droits de l'homme. Cependant, comme l'œuvre humaine n'est jamais parfaite, le processus de réconciliation nationale a engendré des frustrations qui renaissent aujourd'hui dans un espace de liberté et de démocratie : mouvement en Espagne d'exhumation des corps oubliés dans les fosses communes dispersées sur le territoire, lutte en Afrique du Sud d'associations de victimes pour l'abolition du principe d'amnistie et la réouverture des grands dossiers. Limités, ces mouvements n'influent guère sur la démarche générale qui est le fruit d'un acte réfléchi, consensuel et fondateur. Dans notre pays, cette réconciliation a une particularité : si les quelques fissures exigent plus de vigilance pour sauvegarder les bases de l'édifice – il y va de l'intérêt de tous –, il n'en est pas de même pour l'autre aspect de cet édifice qui concerne le rapport de la société avec ses dirigeants. Tant que le sentiment d'injustice et de marginalisation persiste, la menace planera sur l'évolution solidaire de la société. L'injustice, ce n'est pas seulement le sentiment d'humiliation qu'éprouve le citoyen de se sentir en dehors du cours des événements qui déterminent son avenir, c'est aussi l'incapacité à faire valoir ses droits ou à être obligé de verser des pots-de-vin pour les exercer. Les exemples ne manquent pas. Que de cadres ont injustement séjourné ou croupissent encore en prison parce que victimes de leur honnêteté ou, naïvement, pris dans le tourbillon des conflits d'intérêt de prédateurs insatiables ! Que de passe-droits, notamment en matière de distribution de logements sociaux, ont été rapportés par des citoyens impuissants devant la machine infernale de l'administration ! Que de consultations électorales ont été manipulées à ciel ouvert ! Que de lois ont été bafouées privant arbitrairement des citoyens de l'exercice de la plénitude de leurs droits civils et politiques ! Que de plaignants ont dû se résigner devant une justice à deux vitesses ! Or ce sont les individus les plus frustrés qui sont les plus enclins à participer aux manifestations de violence. Celles-ci favorisant naturellement le potentiel du terrorisme, au même titre que l'accroissement des différences socioéconomiques et l'inégalité des chances de promotion sociale. Que ceux qui ont en charge l'intérêt suprême de la Nation fassent preuve de plus de réalisme et admettent que la sincérité des convictions et la flamme patriotique ne préservent pas de l'erreur. Il n'est plus possible dans une société, parcourue par une culture de contestation et traversée par une logique de modernité, de continuer, dans un environnement géopolitique de plus en plus agressif, à faire fonctionner les institutions de l'Etat avec autoritarisme, sans tenir compte des aspirations des nouvelles générations. L'Algérie est devant un seuil politique. La marche de l'Histoire pousse vers un retour à une vie politique normale, débarrassée des fraudes auxquelles on nous a si longtemps accoutumés et reposant sur le socle de la réconciliation nationale. Ce retour interdit de continuer à bricoler avec le statu quo à travers des offensives cycliques de charme. Une ambition nous attend tous, et en premier lieu les élites politiques légitimées par leur représentativité et leurs compétences et conscientes des grands enjeux de l'époque : construire autour d'un consensus national, un nouveau système ouvert, adapté et évolutif, capable de canaliser et d'encadrer les mutations en cours de la société. C'est à ce prix seulement que notre pays réussira une deuxième remontée de l'Histoire et que le soleil brillera pour tout le monde. . Mohamed Saïd. Secrétaire général du (PLJ) Parti de la liberté et de la justice non encore agréé