Il a fallu une cinquantaine d'années après les indépendances pour que le piège colonial se referme sur les anciens colonisateurs dont la mentalité archaïque et dominatrice reste et demeure édifiante. Ce qui s'est passé à Birmingham en 1987 et à Paris, cette année, n'est pas seulement un épiphénomène émeutier, mais il peut être considéré, aussi, comme un phénomène révolutionnaire. Certes, les émeutes des banlieues anglaises et parisiennes ne sont pas structurées ni organisées, et malgré leur spontanéité, elles enferment les anciennes puissances coloniales dans un piège imparable. Les enfants de millions d'hommes que l'Europe a « kidnappés » dès le début du XXe siècle (chair à canon pour la guerre de 14-18 et celle de 39-45, paysans forcés à travailler dans les usines vidées par les guerres ou insatiables de main-d'œuvre corvéable et bon marché lors des essors économiques réalisés par l'Europe dans la première partie du XXe siècle, puis dans la deuxième partie) sont devenus des citoyens européens, certes de deuxième zone, mais qui constituent aujourd'hui une force terrible aussi bien d'ordre électoral que révolutionnaire. Les anciennes puissances coloniales sont maintenant prisonnières du piège colonial qu'elles ont tissé pendant deux ou trois siècles (le Portugal, par exemple !) pour exploiter, massacrer et génocider des peuples entiers (les Espagnols en Amérique indienne, par exemple ! Et les Australiens qui ont l'art de faire oublier le génocide des Aborigènes). Dans une magnifique pièce de théâtre écrite par Ionesco dans les années 1960 : Amédée ou comment s'en débarrasser, le dramaturge français d'origine roumaine raconte l'histoire d'un couple qui tue chez lui un ami, mais qui ne sait pas comment faire pour se débarrasser d'un cadavre encombrant. Les anciennes puissances coloniales sont aujourd'hui dans cette situation presque burlesque s'il n'y avait pas tant de violences, de morts, de blessés et de jeunes arrêtés (8000 pendant les émeutes parisiennes de novembre dernier !). Par son avance technique et scientifique, par sa puissance industrielle et commerciale, par l'abondance de ses capitaux, l'Europe exerce au début du XXe siècle une influence prépondérante sur le reste du monde. Cette hégémonie revêt des formes multiples (politique, militaire et coloniale), mais très vite, cette Europe coloniale va affronter certains secteurs de l'opinion et des intellectuels, sensibles à la critique de l'impérialisme que formulent Marx d'abord, Lénine ensuite et Rosa Luxembourg enfin. L'importance de la contribution de Karl Marx à l'anticolonialisme a été énorme et constitue un thème permanent dans la philosophie marxiste et qui est récurrente dans Le Capital et surtout dans ses Textes sur le colonialisme : « La découverte des contrées aurifères et argentifères de l'Amérique, la réduction des indigènes en esclaves, leur enfouissement dans les mines ou leur extermination, les commencements de conquêtes et de pillage aux Indes orientales, la transformation de l'Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà les procédés idylliques d'accumulation primitive qui signalent l'ère capitaliste à son aurore... Et c'est la force la plus terrible qui a été utilisée pour installer la mainmise de l'Europe sur le reste du monde. Et, en effet, la force est l'accoucheuse de toute vieille société au travail. La force est un agent économique féroce aussi ! » (œuvre de Karl Marx, La Pleiade, tome I, p 1212). Une vingtaine d'années plus tard, Rudyard Kipling, qui nous a fait pleurer avec son Mowgli, a été un terrible partisan du colonialisme et s'est ému « du fardeau de l'homme blanc qui est obligé de civiliser les sauvages » !!! Il est clair qu'aujourd'hui, le piège colonial se referme lentement, mais sûrement sur ceux qui l'ont mis en place. Dans ce début de siècle, où rien n'est joué, la brutalité néocoloniale et l'impérialisme grossier, stupide, voire infantile des Etats-Unis, qui se croient définitivement triomphants, donnent raison aux enfants de ceux qu'on a esclavagisés, colonisés et obligés à faire la guerre des autres. En effet, les guerres actuelles, les émeutes à répétition, les désordres économiques et la misère générale qui prévaut dans le monde donnent raison à ceux qui refusent ce désastre universel, comme ils donnent raison à tous ces jeunes Européens d'origine immigrée qui sont là pour rappeler que ce triomphe n'est qu'un acte de propagande politique et d'exorcisme psychologique. Exemples : la puissance des antimondialistes qui harcèlent les tenants du libéralisme sauvage. L'émergence économique foudroyante de la Chine toujours dirigée par le Parti communiste. La prise de pouvoir politique dans la plus grande partie de l'Amérique du Sud par les partis socialistes radicaux (Brésil, Argentine, Venezuela, Bolivie et demain le Chili). Ainsi, le vieux rêve « des lendemains qui chantent », tant décrié et moqué, est à nouveau possible. Voire tangible, grâce au piège colonial.