Une cinquantaine de jeunes issus du mouvement associatif du Maghreb et du monde arabe se sont réunis les 29 et 30 juillet derniers en Tunisie pour évoquer le rôle de la jeunesse dans les processus démocratiques en cours dans la région. Bizerte (Tunisie) De notre envoyé spécial Première rencontre du genre, la «conférence de Bizerte» promet d'être le prélude à un large mouvement à même de fédérer toutes les forces vives du Maghreb et du Moyen-Orient autour d'un front de résistance démocratique commun. C'est une véritable cure de jouvence que celle que nous a offerte une partie de l'élite juvénile maghrébine et arabe à l'occasion du premier forum social jeunesse Maghreb-Machrek. Une rencontre qu'a abritée la ville de Bizerte, en Tunisie, les 29 et 30 juillet derniers, autour du thème «Le rôle des jeunes dans la transition démocratique», et qui a regroupé une cinquantaine de participants issus principalement du mouvement associatif et des ONG. Six militants associatifs algériens, convient-il de le souligner, ont pris part à cet important rendez-vous : Abdelouahab Fersaoui (RAJ), Abdelhak Ladjini (RAJ), Imed Boubekri (LADDH), Abla Saâdi (Association algérienne des femmes démocrates, AFAD), Sofiane Baroudi (Comité national pour la défense des droits des chômeurs) et Menad Taklit (Mouvement des étudiants). Le complexe touristique Sidi Salem de Bizerte s'est transformé à l'occasion en une sorte d'université d'été de la jeunesse guévariste et altermondialiste arabe. Une grand-messe militante, où la fièvre révolutionnaire a pimenté les tonalités estivales inhérentes à ce genre d'établissement, plutôt habitué à servir de lieu de villégiature en cette saison du farniente. Les émules arabes du Che L'icône d'Ernesto Che Guevara se décline sur tous les t-shirts, et sous mille et un avatars. Les coiffures rasta refont surface. Guitare en bandoulière, les plus fervents nous égaient d'un medley de chants révolutionnaires que l'on croyait révolus. Cheikh Imam, Marcel Khalifa ou encore les poèmes impertinents de Mahmoud Darwich et autres Fouad Negm sont repris en chœur à tout bout de champ, sans oublier le désormais incontournable «echaâb yourid isqat ennidham». Remise au goût du jour, l'Internationale est conjuguée à tous les tons et à tous les dialectes. Tout au long du trajet qui nous a conduit d'Alger à Bizerte via Tunis, Sofiane et Menad nous serviront gaiement, pour leur part, tout le répertoire musical algérien engagé, de Debza à Amazigh Kateb. Et chaque groupe de sortir les hymnes enfouis dans sa mémoire de résistance, et relayés de génération en génération par des contingents entiers de militants. Vive impression d'un congrès de la gauche arabe, où anarchistes, syndicalistes et autres «ismes» gauchisants se côtoient allègrement dans une bonne intelligence pour fomenter quelque plan d'une insurrection future contre le triumvir constitué par l'Autoritarisme, le Patriarcat et le Capital. Mais il faut rendre à César ce qui appartient à César et préciser que cette rencontre est une initiative du Forum social maghrébin (voir encadré) avec un financement de la Fondation Friedrich Ebert. Dès vendredi soir, les délégations des pays participants ont commencé à prendre leurs quartiers. Comme on peut le deviner, les Tunisiens étaient présents en force. La délégation marocaine était également bien fournie avec, à la clé, de nombreux jeunes issus du Mouvement du 20 février. On déplore, en revanche, l'absence de la majorité des représentants moyen-orientaux. Seuls les délégués du Liban, du Bahreïn, de la Jordanie/Palestine et du sultanat d'Oman ont pu faire le déplacement. Deux jours durant, les participants ont eu tout le loisir d'échanger leurs expériences en matière de lutte citoyenne. Ils ont décortiqué les situations politiques, sociales, artistiques, dans leur pays respectifs. Ils ont fait le plein d'énergie en affûtant leurs rêves et en se projetant désormais dans un destin collectif, même si celui-ci reste encore à définir. Comme le fait remarquer Imed Boubekri de la LADDH, en citant un proverbe chinois : «Rêver seul, ce n'est qu'un rêve, mais rêver ensemble, c'est déjà la réalité.» Même si aucune stratégie claire ne s'est dégagée à l'issue de ces deux jours, il n'empêche que cette conférence de Bizerte a eu le mérite de dessiner les contours d'un front commun de résistance démocratique, un début de plateforme autour d'un noyau dur régional et d'un réseau jeunesse Maghreb-Machrek sans frontières, solidement arrimé à la modernité et ayant résolument foi dans l'avenir. Une transversalité exceptionnelle pour de nouveaux protocoles de résistance tenant compte du potentiel jeunes dans les sociétés de la région, un potentiel qui a largement fait ses preuves, au demeurant, au plus fort des révolutions tunisienne et égyptienne, sans parler de toutes les autres contestations en marche, de Casa à Damas en passant par Alger, Benghazi, Sanaa et Manama, etc. L'occasion d'une grosse émulation donc que ce forum de Bizerte où pour la première fois – on ne se lassera pas de le répéter – un tel rassemblement de jeunes se tient, et sous la bannière de la Tunisie libre. Tout un symbole ! Quel modèle de transition démocratique ? La matinée de la première journée a vu la programmation de deux conférences liminaires qui se sont tenues dans une magnifique bâtisse ancienne dénommée «Dar Sidi Djelloul». La première conférence, donnée par Moufida El Missaoui, a pour titre : «Quelques expériences de transition démocratique». La deuxième sera animée par l'emblématique avocat et vice-président de la Ligue tunisienne pour la défense des droits de l'homme, Anouar El Kousri, sous le titre : «Les mécanismes de la transition démocratique». Deux communications plutôt théoriques donc qui vont se proposer de donner un aperçu de quelques expériences démocratiques marquantes de par le monde. « Nous sommes mis en demeure de fonder un projet démocratique en s'inspirant des modèles existants, tout en gardant à l'esprit que chaque expérience démocratique a ses spécificités», souligne Moufida Missaoui, avant d'ajouter : «La Tunisie a tout pour être un modèle pour d'autres pays en termes de transition démocratique, aussi nous nous devons d'être très vigilants durant cette étape.» Et de passer en revue les expériences démocratiques en Grèce, en Espagne post-franquiste et au Portugal. Anouar El Kousri, lui, a focalisé son intervention exclusivement sur l'expérience tunisienne, actualité oblige. Le conférencier s'est longuement appesanti sur les nouvelles institutions mises en place après le 14 janvier pour gérer la transition démocratique au pays d'El Bouazizi, en attendant la Constituante du 23 octobre. Il se félicite de ce que pour la première fois en Tunisie des élections vont être organisées sans le ministère de l'Intérieur ni le gouvernement, avec seulement la Haute instance indépendante pour les élections comme maître de cérémonie. Il note que l'une des difficultés à venir va être le financement des partis, particulièrement durant l'animation de la campagne électorale. Et d'accabler la justice en martelant : «La justice est restée en l'état. J'ai eu à plaider devant des magistrats qui, sans exception aucune, n'ont jamais fait preuve d'indépendance de leur vie. Ces mêmes juges qui étaient instrumentalisés par Ben Ali viennent aujourd'hui statuer dans des affaires de corruption et viennent juger les proches de Ben Ali. C'est aberrant !» Le pouvoir aux jeunes Les premiers débats s'avèrent passionnés. Yosra Frawes, du Forum des jeunes pour la citoyenneté et la créativité (Tunisie), insiste sur le rôle de l'approche «micro-politique» dans l'instauration du changement en plaidant pour une transformation par le bas de l'ordre social à travers, notamment, des politiques économiques et sociales appropriées (lire interview). Prenant le micro, Abdelouahab Fersaoui, le tout jeune président de RAJ, a aussitôt invité l'assistance à observer une minute de silence à la mémoire des «martyrs de la démocratie» en Tunisie et dans le monde arabe. Dans la foulée, il exhorte les Tunisiens à prévoir une loi qui garantirait les droits des familles des martyrs de la révolution, en évoquant au passage l'expérience des victimes d'Octobre 88 en Algérie dont les droits ont été bafoués. La séance plénière dans l'après-midi a vu défiler à la tribune les représentants de tous les pays qui ont pris part à cette rencontre. Ils ont eu ainsi à raconter chacun l'expérience des luttes démocratiques dans son pays et les entraves rencontrées par les jeunes face aux régimes en place. Nous consacrerons un round-up complet à cette question dans nos prochaines éditions. Il convient de retenir en tout cas qu'il a beaucoup été question du rôle des jeunes dans les processus de changement en cours. «Les jeunes qui ont conduit cette révolution ne peuvent pas être écartés de la transition démocratique», résume un intervenant. Sofiane Baroudi se plaît, du haut de ses 22 ans, à mettre un bémol à cette euphorie du «jeunisme» et à démystifier le «pouvoir des jeunes» : «D'abord, il faut dire que la jeunesse est une valeur consumériste. Un concept marketing. C'est avant tout un concept de consommation. C'est quoi un jeune ? C'est une façon de s'habiller, de se coiffer, de parler. C'est une force de consommation, mais ce n'est pas encore un possédant», analyse-t-il, avant de s'interroger : «Peut-on ériger un projet révolutionnaire sur une frange qui est elle-même multiclasse ? Il faut convenir qu'il y a autant de jeunes obscurantistes que de jeunes progressistes. On ne peut donc pas construire un projet démocratique en se basant uniquement sur les jeunes.» La deuxième journée de ce forum a été entièrement consacrée au travail en ateliers. Cinq workshops ont été mis en place à cet effet : «Les jeunes et la justice transitionnelle», «Les jeunes et la résistance civile», «Les jeunes et les droits sociaux et économiques», «Les jeunes et l'action politique» et enfin «Les jeunes et la création». Les participants se sont ensuite donné rendez-vous en plénière pour écouter les rapporteurs de chaque atelier. Un débat enthousiaste s'en est suivi. A la clôture des travaux, Abdelouahab Fersaoui a proposé la rédaction d'un communiqué commun pour réagir solennellement aux derniers événements qui embrasent la région, notamment en Libye et en Syrie. Une proposition qui restera sans écho. «Même s'il est vrai que le forum n'est qu'un espace de débat et qu'il n'est pas habilité à prendre des décisions, les organisations participantes auraient pu se concerter autour d'un communiqué. C'est la moindre des choses pour une rencontre de cette dimension», regrette Abdelouahab. Mais, malgré cette défaillance, tout le monde s'est accordé à dire que, pour une première conférence de ce type, ce fut incontestablement un bon début en attendant un espace organique plus large, avec des stratégies d'action entre sociétés civiles de la région autrement plus percutantes.