Je vais en Tunisie humer l'odeur du jasmin et respirer la révolution !» Abdelhak, un membre de l'association Rassemblent actions jeunesse (RAJ), exulte à l'idée de faire ce voyage. Dans ce bus, qui fait la liaison Alger-Annaba, l'ambiance est à l'effervescence juvénile. Bizerte (Tunisie). De notre envoyé spécial
Six militants associatifs sont de la partie, auxquels se joindra Abla, militante féministe, à partir de Annaba. Nos six activistes se rendaient ce mercredi 27 juillet en Tunisie pour prendre part à une rencontre initiée par le Forum social maghrébin et consacrée à la jeunesse arabe et maghrébine sous le thème : «Le rôle des jeunes dans la transition démocratique». Cela se passe les 29 et 30 juillet à Bizerte, magnifique ville côtière située à une soixantaine de kilomètres à l'ouest de Tunis. Quelque 80 participants devaient animer cette rencontre. Autant dire une première. C'est bien la première fois, en effet, que des jeunes du Maghreb et du Moyen-Orient se retrouvent dans un forum d'une telle dimension pour parler révolution. L'un des enjeux de ce conclave est de voir des segments influents de la jeunesse arabe se concerter pour imaginer des stratégies communes d'action et échafauder une plateforme pour des relations «horizontales» des sociétés civiles arabes. Vaste programme ! A l'heure du tourisme militant Pour l'Algérie, en plus du RAJ, qui est membre du comité de suivi du Forum social maghrébin, on notera la participation de la Ligue algérienne de défense des droits de l'homme (LADDH), du Comité national pour la défense des droits des chômeurs (CNDDC), de l'Association des femmes algériennes démocrates (AFAD), et du Mouvement des étudiants (Bab Ezzouar). AbdelouahabFersaoui, président du RAJ, nous donne rendez-vous à 6h à la gare routière du Caroubier. Imed Boubekri, le représentant de la LADDH, Menad Taklit du Mouvement des étudiants et Abdelhak Ladjini du RAJ sont déjà là. Sofiane Baroudi du Comité des chômeurs ne tarde pas à rejoindre le groupe. L'équipe est au complet. La petite caravane citoyenne peut s'ébranler. Un monde fou a pris d'assaut la gare de fort bonne heure. Certains ont manifestement passé la nuit céans. Une nuée de voyageurs est massée dans le grand parking de la station de bus à attendre les cars. Même foule de passagers à l'intérieur. Une moiteur enveloppe les lieux. Un homme peste contre un vendeur qui lui a fourgué une petite bouteille d'eau minérale à 25 DA. Les toilettes publiques sont submergées par les milliers de voyageurs qui se déversent dans la gare. «On n'a pas idée de construire une gare d'une telle dimension sans la doter de commodités aussi évidentes que les vespasiennes», fulmine un passager en proie à une urgence biologique. 6h30. L'autocar quitte le quai 17 à destination d'El Kala, à l'extrême est du pays. A son bord, une cinquantaine de voyageurs, dont nos cinq mousquetaires. Comme le souligne AbdelouahabFersaoui (lire interview), le fait de partir ainsi par route «se veut un geste symbolique de solidarité avec nos frères tunisiens au moment où une certaine propagande décourage les gens d'aller en Tunisie.» Imed renchérit : «Désormais, la Tunisie travaille avec les militants.» Dans un sens – ce n'est pas faux – le tourisme tunisien se maintient effectivement grâce aux flux d'activistes de tout poil qui s'y ruent. Au bout d'une heure de trajet, le bus s'engouffre dans un bouchon monstre aux abords de Palestro. Nous restons ainsi immobilisés sur le tronçon Beni Amrane- Lakhdaria plus d'une heure. Le segment de la nouvelle autoroute censé désengorger le trafic à cet endroit n'a toujours pas été livré. Pas plus que les aires de repos d'ailleurs. Le bus fait plusieurs incursions dans les faubourgs urbains en s'empêtrant dans des embouteillages inextricables à chaque fois. 10h20. Pause-café à Sidi M'barek, près de Bordj Bou Arréridj. Ça sera la première et la dernière de tout le trajet, au grand dam des passagers qui n'auront plus du tout l'occasion de se sustenter. Le professionnalisme de nos compagnies de transport attendra lui aussi le bus de la Révolution. Enfin Bône ! 16h40. Après dix heures de trajet, l'autobus fait enfin son entrée à la gare routière de Annaba. Nous crevons la dalle et avons tous les jambes engourdies, l'organisme en compote. «Maâliche, on s'entraîne pour le Ramadhan!», ironise Imed. A peine le pied au sol qu'une faune de rabatteurs fond sur nous. «Tounès ? Tounès ?», nous harcèlent-ils en nous proposant leurs services avec insistance. Ali Bouloudini, président de la section de la LADDH de Annaba, vient à notre accueil et nous invite aimablement à déjeuner. Il s'était chargé préalablement de régler nos taxes douanières (500 DA par passager) et de nous trouver deux voitures pour le trajet Annaba-Tunis. Se joint également à nous Abla, 20 ans pile, étudiante en finances et toute nouvelle recrue de l'AFAD. «Tout ça est nouveau pour moi», confie-t-elle avec des étoiles dans les yeux. Pour le sprint final, la délégation algérienne se scinde en deux groupes. Deux clandestins se chargeront ainsi de nous transporter à notre destination finale. Abderrahim nous invite dans sa confortable Laguna. Voilà 8 ans qu'il fait ce «métier» à raison de 1500 DA la place jusqu'à Tunis. Personnage débonnaire et par ailleurs fort intéressant, Abderrahim est titulaire d'un diplôme de l'Ecole supérieure de commerce, a-t-il tenu à préciser. A 45 ans, il a déjà tout vu dans sa vie. S'il a choisi ce job, c'est parce qu'il n'était pas heureux dans les postes qu'il a eus à occuper.
Abderrahim confirme la tendance générale concernant le flux aux frontières : «Ça a sensiblement baissé. Avant, je faisais jusqu'à deux voyages par jour. Aujourd'hui, j'en fais à peine 3 ou 4 par semaine», dit-il. 18h10. Cap sur Tunis ! Nous entrevoyons enfin le bout du tunnel. Nous passons à un moment donné par la réserve naturelle de Tonga. Une pure merveille. Une incroyable flopée de voitures sont parquées sur le bas-côté de la route, et à perte de vue, des familles pique-niquent dans le parc alentour. Une image comme on en voit rarement dans notre pays, à croire qu'El Kala et Tabarka ont inversé les rôles. En approchant d'Oum T'boul, Sofiane, un délicieux et facétieux militant de gauche (qui se définit comme un «chômeur amélioré» et pour qui le travailleur algérien n'est qu'un «chômeur qui se lève tôt»), entonne déjà un tonitruant «Echaâb yourid isqat ennidham !» en guise de salut fraternisant à l'adresse de la Tunisie libre avant de scander : «Zenga zenga, dar dar/ fel Mouradia nachaâlou ennar». Il règne une ambiance bon enfant à Oum Tboul. La ville frontalière est très animée. Sur la route, cependant, peu de voitures. Peu de monde au poste-frontière Il est bientôt 20h et nous pointons enfin au poste-frontière pour les formalités d'usage. Abderrahim prend nos passeports et court vers le guichet de la PAF. Il salue tout le monde non sans une certaine familiarité. «La petite famille ça va, maâlikche ?», lance-t-il à un policier en faction. «Il fait partie du décor», glisse Sofiane. Le parking est clairsemé. On voit d'emblée que les voitures ne se bousculent pas au portillon, que ce soit dans un sens ou dans l'autre. «L'année dernière, à la même période, nous enregistrions 12 000 à 13 000 entrées et sorties par jour. Là, on fait entre 3000 et 4000 par jour. Cela vous donne une idée de la différence», indique un pafiste. Et d'ajouter : «Le gros des circulations concerne les populations frontalières. Tout le monde ici a de la famille de l'autre côté et vice-versa», ajoute notre interlocuteur. «Moi j'habite à Tabarka, je suis Tunisien. Il n'y a pas eu grande affluence à Tabarka cette année. Le flux de touristes a baissé de 60%», témoigne un ressortissant tunisien. Un commerçant algérien qui rentrait de Tunisie martèle : «Ennass ikhawfou fi baâdhahoum, les gens se font peur mutuellement. La situation est tout à fait normale en Tunisie.» Une famille algérienne revenait, quant à elle, d'une virée dans la région du Kef. «On a été là-bas pour 48 heures. On a de la famille dans la région. La route est sûre et l'ambiance est plutôt calme.» Un jeune émigré nous demande : «Je peux rouler derrière vous avec mon copain ? Je viens en Tunisie chaque été, mais là, on m'a dit que ça craignait un peu.» De fait, certains automobilistes redoutent la route, en particulier la nuit, surtout après les écrits alarmistes de certains journaux. Un dernier contrôle douanier et nous voici de l'autre côté de la frontière, au poste tunisien de Meloula. «Bienvenue à nos frères algériens», peut-on lire sur une grande pancarte. Le poste de contrôle tunisien affiche nettement moins de flux. «C'est parce que de ce côté-ci, il y a moins de bureaucratie», croit savoir un passager. «L'affluence des Algériens a chuté de 90%», déplore de son côté un pafiste tunisien. «Les Algériens nous boudent, qu'est-ce qui se passe ?», interroge-t-il. Et de nous lancer d'un ton taquin : «Rod balek men Béji kaïd Essebssi (faites attention à BKS).» Qu'un policier tunisien s'amuse à brocarder ainsi son Premier ministre, voilà qui relève du miracle politique. Quelque 200 km nous séparent à présent de Tunis. Le village frontalier de Meloula est passablement animé. Ambiance festive. Une petite foule est agglutinée autour d'un chanteur populaire. Tabarka arbore une mine coquette et apaisée, mais les touristes, il est vrai, ne sont pas au rendez-vous. La route serpente à travers la côte. Après un crochet par Tunis, nous débarquons enfin à Bizerte. Il est 3h du matin et la charmante ville côtière ne dort toujours pas.