Ammi Mahmoud entame sa journée tôt le matin. Du haut de ses 60 ans, ce retraité, enfant de la médina de Constantine, n'a rien perdu de sa verve et de sa bonne humeur. «Même durant le mois de Ramadhan, je ne change pas mes habitudes», dit-il d'un ton jovial. Dès 7h, ammi Mahmoud prend le bus du centre-ville à partir de la cité Sakiet Sidi Youcef où il habite depuis les années 1980, après avoir quitté la maison de ses parents à Souika. «Je garde toujours des liens avec mon quartier natal que je visite tous les jours», relève-t-il. Comme pour une escapade, il commence par une virée à la rue Mellah Slimane. «Chaque Ramadhan a un cachet inédit et inusité dans ce vieux quartier où les gens de la ville, quel que soit leur statut social, viennent même de loin faire leurs emplettes ici, où ils trouvent de la marchandise à bon prix, notamment la viande, mais aussi tous les ingrédients et les produits alimentaires pour faire des plats à la saveur typiquement constantinoise, même si les traditions et les mœurs ont beaucoup changé», assure-t-il. Il est vrai que certains profitent aussi de ce mois pour faire des affaires au gré des «humeurs du ventre». L'image des ces vendeurs de petit-lait, servi dans des bouteilles en plastique ou même des sachets de congélation, confirme les clichés qui collent encore à ce mois, durant lequel certains consommateurs, assommés par le jeûne, n'hésitent pas à «ramasser» toutes sortes d'abats exposés aux poussières et visités par des nuées de mouches. Des vendeurs de djawzia (nougat au miel et aux noix), de loukoum (halwet halkoum), de halwet turque et autres confiseries sorties de nulle part occupent les petits espaces qui restent entre les petites échoppes ne laissant qu'un infime passage aux piétons. Après les salamalecs d'usage à l'endroit des vendeurs de fruits secs, pruneaux et abricots séchés, l'on se dirige tout droit vers la place d'El Batha, en empruntant la rue Sidi Nemdil. Le local de Chabani Abdelaâdhim, maître incontesté de la fameuse harissa au miel, ne désemplit guère. La canicule de ce mois d'août n'a pas dissuadé une foule qui assaillit les lieux comme les abeilles, une ruche. «Tu me donnes une snioua (un petit plat dans lequel on sert la harissa) bien arrosée au miel, car celle d'hier, était presque sèche», s'écrie une dame voilée dont le corps a pris la moitié du comptoir. La harissa de ammi Chabani, succulente et fondant dans la bouche, est très célèbre même en dehors de Constantine. «C'est devenu presque une marque que certains commerçants véreux ont exploité à leur propre compte en prétendant vendre la harissa d'El Batha un peu partout dans la ville et même dans des wilayas voisines», dira ammi Mahmoud. Le patron des lieux a même collé un avis sur le devant de sa boutique. Une sorte d'avertissement pour ces clients afin d'éviter d'acheter «une fausse harissa d'El Batha», chez un commerçant «chinois». Comme quoi, on n'hésite pas à usurper la fonction d'un préparateur de harissa. A 11h, le mercure monte, la chaleur devient insupportable dans ces venelles où l'on se dispute le moindre petit bout d'ombre. Des vagues humaines à Trik Djedida Sur le chemin vers la rue Larbi Ben M'hidi, plus connue par Trik Djedida (ex-rue Nationale), le passage par la rue Sellahi Tahar, dans le quartier de Sidi Bouannaba, du nom d'un saint de la ville, est inévitable. Difficile de se frayer un chemin entre une nuée de vendeurs proposant des bouteilles de jus et de «gazouz», du pain sous toutes ses formes et ses couleurs, des galettes maison, du «matloû» et des feuilles de bourek. Parmi les piétons, il y a plus de curieux que d'acheteurs. Les rues à Constantine ont beaucoup plus d'importance que les édifices et les logements. Les gens, regardez-les, sont des maniaques de la déambulation ; ils tournent en rond comme dans une cour de prison ou un camp de concentration. Que deviendraient-ils si l'on n'avait pas ouvert dans la ville toutes ces artères, bien qu'elles soient étroites et sinueuses ?», est-on tenté de paraphraser cheikh Abdelmadjid Boularouah, héros du roman Ezilzel (le Séisme) de Tahar Ouettar. Ammi Slimane évite de s'attarder sur les lieux. Il a d'autres chats à fouetter. «Je dois faire un saut à Rahbet Essouf (la place de la laine), ex-place des Galettes, où je dois passer voir mon ami Hadj Rabah, celui qui prépare la fameuse zlabia, format Boufarik», lance-t-il. Il faut jouer des coudes pour traverser la rue Kadid Salah, ex-rue Combes, devenue un souk spécial où l'on vend tout ce qui est féminin, de la petite lingerie, aux gandouras, en passant par le cosmétique. «C'est un véritable souk enssa (souk des femmes) qui occupe une partie importante du vieux quartier de R'cif ; les seuls hommes qu'on y trouve sont les commerçants», ricane ammi Slimane. Après un raccourci par le quartier El Djezzarine, qui abrite les petites échoppes des tripiers, on arrive devant le sabat (passage voûté) de la mosquée Sidi Lakhdar, qu'on traverse à la hâte pour se retrouver à Rahbet Essouf. TéLéPHéRIQUE Curieusement, il n'y a pas assez de monde devant le vieux local de ammi El Hadj Rabah. Ce dernier, la soixantaine bien entamée, garde toujours sa forme. Assis tranquillement face à un grand poêle, vêtu d'un tablier blanc, une chéchia sur la tête, une serviette mouillée autour du cou, il manie la pâte avec dextérité. Sans jamais s'arrêter, il joue avec un ustensile en forme d'entonnoir pour dessiner des morceaux de zlabia grand format, qui prennent une couleur dorée une fois plongés dans une bassine de miel. «Malgré le poids des années et les tentations du commerce lucratif, El Hadj Rabah n'a jamais pensé délaisser un métier qu'il exerce avec passion et patience», explique ammi Slimane. Ce dernier, après avoir acheté deux kilos de zlabia dorée, reprend le chemin du retour après une journée harassante. A quelques encablures de là, il y a la station du téléphérique, juste à proximité du vieux quartier Echaraâ, dans le temps celui des juifs de Constantine. «J'adore prendre ce moyen de transport, histoire de contempler le rocher et ses merveilles avant de rentrer chez moi», dit-il.