Autres temps, autres gens, autres mœurs, le mois de Ramadhan de ces dernières années n'a plus la saveur qu'il avait quand j'avais vingt ou trente ans», soupire Ammi Khaled, un nonagénaire cacochyme, promenant sa frêle silhouette du côté de la mosquée El-Qods au sortir des prières superfétatoires de dimanche soir. Cette année et malgré sa coïncidence avec la période des grandes chaleurs, «le mois de carême n'a plus bon goût, peut-être parce que tout se passe dans nos caboches pleines de soucis», enchaîne, un rien ironique, Ammi Khaled qui remonte le fil du temps en nous parlant, sans reprendre son souffle et avec de poignants trémolos dans la voix, du Ramadhan comme il était célébré par ses défunts parents au début des années cinquante, quand «Tiaret était à mes yeux et à mon cœur la plus belle ville d'Algérie; j'ai le souvenir encore vivace de ces mois de Ramadhan des années quatre-vingt où il faisait bon vivre dans une ville qui n'est plus la même; réunis avec mes onze frères et sœurs autour d'une même table, il sentait trop bon le Ramadhan avec des gens simples, des habitudes saines et un espoir gros comme ça dans tous les cœurs», raconte Ammi Khaled, les yeux embués. «A rebours de ce qui se passe de nos jours, avec un Ramadhan qui rime plus avec ripailles le soir et farniente la journée durant, les notions de foi, de famille, d'entraide et de solidarité n'étaient pas de vains mots dans une ville que je ne reconnais plus, tant les choses ont changé et les hommes aussi mais dans le mauvais sens malheureusement. A notre belle époque aujourd'hui révolue, le couffin de Ramadhan n'existait pas; une même table, même peu garnie, était partagée par deux, voire trois familles avec un gros sourire sur les lèvres en guise de dessert pour tous», serine Ammi Khaled, d'une voix devenue soudainement à peine audible. «C'est à cause du jeûne !», ricane-t-il à notre adresse comme pour nous taquiner à son tour. En prenant la direction de l'épicier du coin pour «acheter quelques dattes et rentrer chez moi», lâche-t-il, Ammi Khaled prend courtoisement congé de nous en levant les mains vers le ciel, comme pour nous faire comprendre que le temps passé ne reviendra jamais un jour qui ne viendra peut-être jamais. Aujourd'hui, il est tristement vrai que les temps ont bien changé. En ce dimanche relativement clément, il est dix heures du matin passées et la ville semble comme désertée par ses habitants. Seules quelques silhouettes avachies et des mendiants (vrais ou faux ?) rôdent du côté du marché couvert de la ville. De l'autre côté de la méga-cité, au populeux quartier de Volani, l'ambiance est plus fébrile, et pour cause: une femme d'un certain âge venait de se faire chiper son porte-monnaie obligeant les policiers en faction sur la rue d'en face à intervenir pour parer au pire. Choquée, la bonne femme tombera dans les vapes et sera évacuée par un particulier au cœur sensible vers le centre situé à un jet de pierre du marché couvert de Volani. Vers midi, c'est carrément le rush au marché des fruits et légumes le plus fréquenté de tout Tiaret. Même si les étals sont bien achalandés et les prix restent relativement élevés, sous le regard comme assommé du chaland «détroussé». A seize heures pile-poil, du côté de l'ex-place Rouge, le spectacle est tout simplement affligeant: du pain à même le macadam est proposé au jeûneur qui, à ce moment de la journée, a le ventre plus gros que les yeux. Au rayon des pâtisseries orientales, le commerce n'a pas bonne presse et pour cause: témoin le nombre réduit cette année de «commerçants» qui se sont convertis à cette activité juteuse (sans jeu de mot), la zlabia» comme passée de mode n'a plus la cote au vu des montagnes de ces gâteaux emmiellés exposés à l'air libre sans pour autant trouver preneur. Comme chaque année, la vedette de toujours est sans concurrent aucun le pain «Volcan», une galette de semoule cuite au four traditionnel construit à base de paille et de bouse de vache. A raison de 20 DA/pièce, ce pain-maison succulent s'arrache de main en main, au plus grand bonheur de ceux qui ont trouvé dans ce «filon» une sorte de poule aux œufs d'or. A une heure à peine de la rupture du jeûne, les nerfs sont à fleur de peau et les voitures roulent à tombeau ouvert profitant des rues comme désertées. Au carrefour de la cité Avenir, un jeune conducteur, qui s'est dit sous «l'emprise du jeûne», a heurté une frêle fillette avec deux baguettes de pain dans les bras. Plus de peur que de mal, la fillette s'en est tirée avec quelques petites blessures sans grande gravité. Vers vingt-deux heures, même si les ventres ont fait le plein et les mines comme «recolorées», la ville suinte l'ennui. A part les cafés où les gens vident leur saoul de boissons fraîches et de tabac ou s'adonnent à d'interminables parties de dominos, du côté de l'animation nocturne, c'est le silence radio. Même l'arrivée des comédiens du théâtre régional de Tizi Ouzou pour se produire à la maison de la culture n'a pas fait «l'événement» attendu tant Tiaret a pris le mauvais pli de se coucher tôt, quitte à se réveiller le lendemain avec une vilaine gueule de bois !