Alors que la confusion continue à régner autour d'éventuels pourparlers entre des représentants du régime libyens et des rebelles sur l'île tunisienne de Djerba, les insurgés qui se sont rangés sous la bannière du Conseil national de transition libyen (CNT) poursuivent avec acharnement leur offensive à l'ouest de Tripoli, dernier bastion du colonel Mouammar El Gueddafi au pouvoir depuis 42 ans. Ras Jedir(Frontière tuniso-libyenne). De notre envoyé spécial
Les «thouar» (les révolutionnaires, ndlr) sont sur le point de contrôler totalement Zawiyah, ville stratégique située sur le littoral libyen reliant Tripoli à la frontière tunisienne où s'alimentent les forces loyalistes en vivres et en carburants (de l'essence essentiellement). Durant la journée d'hier, les insurgés ont mené une attaque contre les hommes de Mouammar El Gueddafi qui s'étaient retranchés, la veille, dans la raffinerie de la ville où se trouvent encore plusieurs dizaines d'employés. Les forces libyennes qui contrôlent encore le point de passage entre la Libye et la Tunisie de Ras Jedir (150 km au sud-ouest de Djerba) étaient hier incapables d'assurer les liaisons terrestres avec Tripoli. «Nous ne pouvons pas vous laisser passer. Il vous est pratiquement impossible de gagner la capitale sain et sauf. En plus des combats qui font actuellement rage dans la zone, la route menant à Tripoli est devenue un coupe-gorge en raison des gangs qui y sèment la terreur et détroussent les gens. C'est la confusion totale et vous ne savez pas sur qui vous pouvez tomber. Croyez-moi, je n'ai aucune raison de vous mentir. Nous même nous ne pouvons pas y aller dans les circonstances actuelles», assure un officier du renseignement libyen avec lequel nous avons tenté de négocier notre entrée sur le territoire libyen. Notre interlocuteur s'est montré inquiet de la tournure prise par les événements depuis samedi dernier. Tripoli se vide de ses habitants «Regardez ce qu'ils (l'OTAN, l'Occident et Israël, ndlr) ont fait de notre pays. Tout n'est que désolation et ruines. Ils auraient pu nous laisser régler nos problèmes entre nous. Nous aurions pu trouver une solution. La Libye est maintenant plongée dans une spirale de violence et de terreur qui ne s'arrêtera pas avant longtemps», lance avec un profond désarroi le même responsable qui n'hésite pas, comme l'a fait à de nombreuses reprise le «guide», à imputer la responsabilité du «chaos» libyen à «Al Qaîda» qui, d'après lui, se voit offrir «une chance inespérée pour se refaire une santé et réaliser ses sinistres desseins en Afrique du Nord». Tout en essayant de persuader les plus téméraires d'entre ceux qui s'étaient risqués à franchir la frontière tunisienne pour se rendre à Tripoli de rebrousser chemin «en attendant que la situation se normalise», certains soldats libyens en ont profité pour prendre des nouvelles du monde extérieur dont ils sont coupés depuis le début de la semaine. Certains d'entre eux laissent même cette impression de n'avoir aucune idée de ce qui se passe sur le terrain des opérations. «Y a-t-il du nouveau concernant les projets de l'OTAN ? Qu'est-ce qui se dit actuellement sur le dossier libyen ?», lance, l'air gêné, un combattant d'une quarantaine d'années agrippant fébrilement son vieux fusil mitrailleur soviétique. Constatant notre gêne à répondre et surtout notre penchant pour le libre débat et la solution démocratique, un autre soldat, le visage boursouflé par le soleil et la mine fatiguée, brandit le poing vers le ciel comme pour signifier que le combat continue. Il tient tout de même à rendre hommage au «courage» des Algériens. «Ce n'est pas grave. Essaye de revenir dans deux ou trois jours et d'ici-là, peut-être que la situation sera meilleure et que tu pourras enfin réaliser ton reportage à Tripoli», me console l'«accompagnateur» qu'on a chargé de faciliter mes formalités douanières pour «repasser» en Tunisie. Si peu de Libyens sont rentrés hier chez eux, en revanche des dizaines de voitures pleines à craquer, avec à leur bord des femmes et des enfants, ont fait le chemin inverse pour prendre la direction de Djerba. «Ce sont des habitants des villes où se déroulent actuellement des combats comme à Zawiyah. Ceci dit, beaucoup d'entre eux fuient Tripoli de peur de s'y retrouver coincés dans le cas où les insurgés décideraient de l'assiéger. Regarde les matricules des voitures, la majorité vient de là bas. Ils ont eu de la chance d'avoir pu arriver jusque-là car Tripoli est semble-t-il bouclée. Personne n'y entre et personne n'en sort», confie un Egyptien décidé, lui aussi, à quitter la Libye pour s'installer provisoirement au camp de réfugiés de Choucha, un camp planté en plein désert tunisien, où s'entassent encore 4500 personnes originaires de 35 pays. L'ultime bataille d'El Gueddafi Il explique, en outre, ces départs par le fait que la vie est devenue «extrêmement difficile» dans plusieurs localités libyennes en raison de la pénurie qui touche pratiquement tous les produits alimentaires, à commencer par le pain, lait et la semoule. «Que voulez-vous que je fasse, je suis obligé de mettre ma famille à l'abri. J'habite à 10 km à l'ouest de Tripoli. Je sais que ça va se gâter… alors je prends mes devants», reconnaît, en lançant des regards furtifs autour de lui, un sexagénaire installé au volant d'un pick-up chargé de matelas, de couvertures, de bidons et de valises. Un militant tunisien des droits de l'homme, impliqué dans l'accueil des réfugiés de la crise libyenne, s'attend à ce que l'afflux de Libyens à Djerba, où vivent déjà près de 120 000 d'entre eux, devienne de plus en plus important au fur et à mesure que l'étau se resserrera autour de Tripoli. Six mois après le début du soulèvement, Benghazi, fief des insurgés, qui a abandonné le drapeau vert d'El Gueddafi pour celui de l'ancienne monarchie rouge-noir-vert, a marqué ces derniers jours des points décisifs dans la guerre contre le régime de Tripoli. Avec la prise de Zawiyah, les membres du CNT se montrent en tout cas convaincus que les jours de Mouammar El Gueddafi sont désormais comptés. Dans la perspective d'une chute imminente du «guide», Mustapha Abdeldjalil, son ancien ministre de la Justice, devenu depuis février dernier le chef politique des «révolutionnaires», vient d'élaborer une nouvelle feuille de route destinée à préparer l'après-El Gueddafi. Reste à savoir maintenant si la bataille de Tripoli, que tous les observateurs appréhendent et présentent comme pouvant être désastreuse pour les populations civiles, aura lieu ou pas.