Leghdir est une commune dont personne ne veut. A commencer par ses propres habitants. Ses principales caractéristiques sont l'illettrisme, la pauvreté, le chômage et le sous-développement. Plus de 50% des habitants de Leghdir sont analphabètes. Les infections les plus répandues dans cette localité touchent globalement les enfants. En premier les diarrhées et en second la gale. « Ici, on ne va chez le médecin qu'après avoir relevé l'inefficacité de la médecine traditionnelle et des hrouz du taleb. » C'est-à-dire quand les choses s'aggravent. Les gens n'ont pas les moyens de s'acheter les médicaments ; d'ailleurs on demande souvent au médecin de ne prescrire qu'un seul médicament, à la rigueur deux », témoigne un habitant. Le maire de la commune raconte : « Pour absorber le déficit en logements, nous avons entrepris d'en construire dans le cadre du logement participatif. Nous avons alors mené une grande campagne de sensibilisation en utilisant un haut-parleur qui a sillonné durant plusieurs jours toute la région. Nous n'avons réceptionné que quatre dossiers. » Quatre citoyens seulement sur plus de 7000 habitants pensent avoir les moyens financiers pour disposer d'un logement. C'est tout dire. Leghdir est aussi le pays des sept erreurs. D'un simple hameau de moins de 1000 habitants qui dépendait de la commune d'El Harrouche, elle se retrouve hissée en 1984 au rang de chef- lieu de commune et dépendant de la daïra de Azzaba. Déroutés, ses habitants ne savent plus encore s'ils doivent s'adresser au maire d'El Harrouche ou plutôt au chef de daïra de Azzaba. Le statut de commune décidé sur le tas à des fins beaucoup plus politico-administratives que socio économiques n'a fait qu'accentuer un état de misère généralisé. Le terrorisme se chargera par la suite de boucler le carrousel de l'horreur et faire de cette localité un haut lieu de dénuement loin de tout regard. Tout semble tourner le dos à Leghdir. Même Skikda lui tourne le dos d'ailleurs, car pour se rendre à Leghdir, à moins de 27 km au sud-est du chef-lieu de wilaya, il faut d'abord arpenter un long détour pour carrément la dépasser avant de revenir sur la RN3 AB qui relie Constantine à Annaba et de la rejoindre enfin. C'est une immense tache grise de près 47 km plantée dans une totale indifférence entre El Harrouche et Azzaba. Les bus assurant les liaisons entre Constantine, Alger et Annaba et qui arpentent perpétuellement la RN3 passent tous par Leghdir, mais ne s'y arrêtent jamais. Pourquoi le feraient-ils, ici il n'y a rien à voir, rien à faire ! Le mythe de Aïn El Hamma Absolument rien, dans tous les sens et à tous les niveaux. C'est un désert où autant on s'y enfonce, autant on cultive l'impression de faire un voyage dans le temps. A reculons ! A l'entrée de la commune le ton est déjà donné. Un café, un vendeur de bouteilles de gaz butane, un arrêt de transport collectif, une « table de tabac », puis un étalage en plein air où sont exposés des effets vestimentaires. De la friperie. Des vieux accroupis s'adossent aux murs, des cris d'enfants fusent de partout, une multitude d'oies, de poules et de poussins rôdent sans faire attention à quiconque. Les ruelles sont vides de toute circulation automobile. Leghdir dispose d'une seule rue plus ou moins praticable. Elle prend naissance à partir de la RN3 pour couper perpendiculairement la commune en deux zones sur plus de 500 m. Elle dévale d'abord pour entamer une petite ascension puis...Puis, rien ! La rue baptisée 1er Novembre s'estompe subitement et disparaît au pied de monticules, de bidonvilles et de ce qui reste d'une aire de jeux. Un cocktail de misère et de déchets qui se concocte en silence entre Azzaba et El Harrouche. Car il fallait préciser que Leghdir, contrairement à plusieurs autres communes pauvres, ne souffre nullement d'enclavement. Non, cela aurait été une échappatoire simpliste pour justifier son dénuement. Non, Leghdir est à 26 km de Skikda et à moins de 70 km seulement de Annaba et de Constantine. Elle n'arrête d'ailleurs plus de s'exposer sur l'une des routes nationales les plus fréquentées, mais ne parvient à allécher que les poussières. Ses habitants se sont résolus depuis le temps à adopter un passe-temps collectif : regarder passer les bus ! Leghdir est la commune la plus marginalisée de la wilaya de Skikda ou comme la qualifient ses propres habitants : « Nous sommes legbar el mensi (la tombe oubliée). » La pauvreté dans ces lieux n'est pas un terme généraliste qu'on lance machinalement, c'est une réalité beaucoup plus amère. « Nous n'avons bénéficié d'aucune attention ni d'aucun projet. On n'a rien et si vous en doutez, vous n'avez qu'à aller faire un tour », avance un jeune. Il n'a pas tort. Mis à part les bâtisses officielles : un dispensaire, une mairie, une brigade de gendarmerie, une poste, un poste de la Garde communale, deux écoles primaires et un CEM, le reste n'est qu'une cacophonie urbanistique où s'entremêlent gourbis, maisons coloniales et quelques nouvelles constructions privées. « Notre commune n'a pas bénéficié de programme de logements depuis 1994. On vient juste d'inscrire pour nous un programme de 20 logements sociaux », déclare le maire. Vingt logements pour combler plus de 2000 demandes entassées depuis des lustres. On prévoit aussi la construction de 100 logements ruraux pour sédentariser les habitants du hameau Aïn El Hamma qui ont fui leurs terres sous les menaces terroristes, mais l'indisponibilité du foncier pose problème. Leghdir porte aussi très mal son nom. Elle le subit plutôt à ses dépens. Elle tire cette appellation des sources qui ruisselaient dans le passé et de ses richesses phréatiques. Aujourd'hui encore, elle garde, comme un témoin, la source de Aïn El Hamma qui continue de répandre ses eaux soyeuses pour désaltérer toute la population. « C'est la nature qui nous procure notre eau quotidienne. C'est la nature qui nous a légué ces oliviers qui font vivre la plupart des habitants. Si ça ne tenait qu'aux hommes, il y a longtemps qu'on serait mort de faim et de soif », déclare sans ironie un jeune habitant. La source alimente donc tout Leghdir. Le maire avance qu'elle pourrait même approvisionner Azzaba et d'autres localités. C'est la seule richesse de la commune. Perchée au Sud-Ouest, la source demeure l'unique chose encore vivante dans un hameau déserté. « Avant les lieux étaient peuplés. Les menaces terroristes ont fini par vider le patelin », raconte un habitant qui affirme que les autochtones viennent encore cultiver leurs terres durant le jour et repartent le soir à Leghdir regagner les bidonvilles. La route qui y mène n'a jamais été refaite. Des glissements de terrain et des oliveraies accompagnent le chemin sinueux qui monte sur plus de 5 km jusqu'à la source. Abritée par trois murettes, la source offre un rare spectacle de beauté. On y voit même les bulles cristallines jaillir en plusieurs endroits de la terre et se collecter dans un bassin naturel de moins de 60 m parsemé de plantes et de roseaux verts. L'eau est assez tiède et très limpide. Féerique ! Les habitants racontent que le jour où on avait décidé d'ériger une toiture pour la protéger, la source s'était totalement asséchée. « On a alors ôté la toiture et l'eau a de nouveau coulé. » Elle coule toujours, mais ses eaux risquent de ne plus parvenir à Leghdir. Le maire explique : « La conduite qui alimente les habitants à partir de cette source risque de ne pas tenir longtemps devant l'effet de la corrosion, des piquages, et des vibrations occasionnées par les explosifs de la carrière qui vient en amont. » La conduite en gravitation est longue de 8 km. On a commencé par l'implanter en 1992 pour ne l'achever qu'en 2001. Dès qu'on a raccordé les derniers mètres, on s'est aperçu que les premiers commençaient déjà à fuir. On estime aujourd'hui que cette conduite mérite une urgente réhabilitation afin de garantir aux habitants de Leghdir au moins l'eau. C'est là l'unique bien collectif, même si Leghdir abrite sur son territoire une carrière d'agrégats de l'ENOF qui ne lui profite nullement. « On ne perçoit presque rien de cette unité. On a fait des pieds et des mains pour leur soustraire 10 millions de centimes par an », déclare le maire. Les habitants vont plus loin dans leur colère. « Cette carrière ne fait qu'aggraver notre situation avec ses poussières et les vibrations de ses mines. Elle ne nous offre aucune opportunité d'emploi », témoignent-ils. Au chapitre des richesses, Leghdir dispose tout de même d'oliveraies. « Ici nous avons l'huile d'olive la plus raffinée », certifie un jeune propriétaire d'une huilerie qui va jusqu'aux détails : « Nous cultivons deux variétés connues pour la qualité de leur huile, le zerraj et le dardi. Cela fait vivre assez de familles en espérant mieux, même si le passage de la conduite de l'interconnexion des barrages sur nos terres a causé le déracinement de plusieurs oliveraies. » Leghdir avec plus 20 000 oliviers qui parsèment quelque 300 ha est l'une des communes les plus productives d'huile. Bon an, mal an, elle arrive à assurer une moyenne de 3000 l. La légende de Lemchannat La cueillette de l'olive procure, aux dires des habitants, une occasion de travail occasionnel à plusieurs jeunes, mais une fois achevée, ces jeunes retournent à leur chômage. Au chômage vient se rajouter l'oisiveté. Ici, il n'y a ni club sportif, ni association, ni bibliothèque. Un no man's land culturel et sportif. A deux reprises, la commune a échoué dans ses tentatives d'ériger un centre culturel. La première fois en 1992, suite au refus signifié par le CTC, et une seconde fois en 1996, après avoir dépensé 300 millions de centimes pour réaliser les fondations, les caisses de la commune n'ont depuis plus rien perçu pour finir le projet. Aujourd'hui, la plateforme en béton est là à attendre d'autres attentions. Ce n'est pas là l'unique projet avorté de Leghdir, il y a aussi cette maternité construite en 1982 au premier étage du dispensaire. Elle n'a jamais servi. Aujourd'hui, elle abrite des pigeons et ses vitres font la joie des enfants en manque de distraction. Quant aux infrastructures de base, la commune qui englobe 6 agglomérations secondaires dispose d'un réseau routier long de 36 km tous chemins confondus. Sur les 32 km de chemin de wilaya, seuls 11 km sont jugés en bon état. Les chemins communaux longs de 4 km sont tout simplement impraticables. Une simple virée à travers les ruelles de la commune suffit pour donner un aperçu du délabrement. Toutes les ruelles sont défoncées alors que dans d'autres parties de la commune, il n'existe que des pistes comme à Lemchannat. Le bidonville de Leghdir, imposant, abrite aujourd'hui tous ceux qui ont fui le terrorisme. En moins de dix années, les mechtas de Aïn EL Hamma, Dar Tazir, Lebtayah et Lebsabess se sont presque vidées et leurs populations se sont dispersées. Une grande partie a préféré se sécuriser à Leghdir. Commença alors l'implantation de gourbis le long d'une chaâba qui sert aujourd'hui de réceptacle aux eaux usées et autres déchets. Des dizaines de familles vivent à Lemchannat. « C'est le bidonville des suicidaires. Ceux qui n'ont rien à perdre parce qu'ils ont déjà tout perdu », raconte un vieux qui ajoute que ces lieux seraient hantés par le fantôme d'un homme qu'on a retrouvé pendu, ou Mchannat dans le langage des Zardezas, des tribus aux fractions berbères et arabes qui occupent la région allant de Oued Fendek à Oued Saf Saf. A quelques mètres, un homme, Rabah 47 ans, tente de feindre une timidité toute rurale et se force à nous interpeller. « Venez voir où je vis, venez s'il vous plaît. » Le chemin qui mène à sa demeure est bordé de gadoue et infesté de groupes d'enfants et de poussins. « Entrez », invita-t-il. Mais entrer où, il habite presque dehors. Sans gêne, il fait le tour du propriétaire d'une demeure en labyrinthe. « C'est ma vieille mère, regardez où elle dort, regardez le lieu qui nous sert de cuisine, venez, venez, n'hésitez pas. » La mère, Aïcha prend le relais. « Je vis ici avec quatre enfants, trois sont mariés et ont des enfants, un quatrième est sourd et je n'arrive pas à lui procurer une carte de handicapé. Je n'ai aucune ressource et mes enfants travaillent chez les autres. Dès qu'il pleut, notre demeure est inondée et cette année les glissements de terrain ont emporté mon olivier. C'était tout ce que nous possédions. » Elle pleure. Son fils Rabah pleure. Les enfants arrêtent leur brouhaha et regardent, troublés, leur père pleurer. Retour à l'entrée de Leghdir. Les vieux accroupis et adossés aux murs sont toujours là. L'ambiance est la même. Les fourgonnettes de transport public continuent d'entasser leurs passagers. Un groupe d'habitants amorce un débat improvisé au sujet des problèmes de Leghdir. Le ton monte entre ceux qui imputent la responsabilité aux habitants. « On ne fait rien pour que ça change, on n'arrive même pas à nous fédérer en association », et les autres qui jugent sévèrement tout ce qui vient de Skikda et de Azzaba : « On nous considère comme des moins que rien. Même lors des élections de l'APW ou de l'APN, on classe toujours les candidats de Leghdir en dernière position. On n'a aucune chance de voir un élu de notre patelin à l'APW ou à l'APN. Comment voulez-vous qu'on daigne parler de nos problèmes. » Les jeunes sont plus subtils. « Si vous venez le soir, vous n'aurez même pas le courage de pénétrer au village », ironise l'un d'eux. Une façon de dire que la nuit Leghdir n'existe plus et se meut dans une obscurité totale. Le maire nous apprendra que la commune n'a pas bénéficié de projet d'électrification depuis plus de 20 ans. On ne parlera pas de raccordement au gaz naturel, car il est inexistant. Le maire confirme cependant que la commune a bénéficié d'une subvention en 2005 pour l'éclairage public. « 60 millions de centimes, juste de quoi nous permettre d'implanter 12 nouveaux poteaux électriques », précisera-t-il. Les 12 poteaux ont bel et bien été implantés. Devinez où ? Juste à l'entrée de la commune, le long du tronçon de la route nationale. Comme ça les habitants de Leghdir pourront poursuivre leur passe-temps favori et regarder passer les bus. Même la nuit !