Le directeur du CCF (qu'il soit publiquement remercié) m'ayant convié à la conférence sur J. Paul Sartre que devait donner un professeur de philosophie française de l'université de Caen, j'ai résolu de ne pas m'y rendre. Le préposé à la modération était de ces « gens-là » que Sartre a passé sa vie à combattre et dont il proposa une image saisissante dans de si beaux et suggestifs textes à l'exemple de Les mains sales. Voilà que mes amis de la librairie El Ghazali m'ont tout dernièrement remis un document publié dans un grand quotidien français par la conférencière une fois retournée chez elle. Elle y traite « des déchirures des intellectuels algériens » (!?). Quel ne fut mon étonnement à la lecture de ce texte. Je voudrais, ici, réagir en toute sérénité. Disons d'abord au crédit de la conférencière que c'est tout à son honneur que d'avoir laissé trace de son passage à Alger. Elle aura eu le courage prudent et l'audace mesurée de poser le problème de l'intellectuel algérien, puisque celui-là même ne le pose plus depuis des lustres. La raison en est fort simple. L'intellectuel algérien pour être déchiré, devrait d'abord et avant tout exister. Je ne connais à ce jour qu'un Algérien digne d'être un intellectuel et c'est celui-là qui est menacé dans sa liberté et dans sa dignité et qui se défend ou réagit contre tout arbitraire. Cet ami journaliste qui aura survécu à l'éradication « intellectocide », je le rencontre souvent au milieu de l'humanité des rudes épreuves dans les salles des pas perdus des tribunaux et dans les cours. Il lui arrive de se retrouver souvent privé de son travail, de sa liberté, de sa dignité et de sa sécurité pour avoir osé parler ou oser écrire. C'est bien là une espèce de citoyen d'un pays sous influence, comme occupé, un citoyen assurément suspendu de ses droits les plus élémentaires selon la conception sartrienne, comme de bien entendu. Car telle est l'illustration parfaite du combat que Sartre engagea sa vie durant contre toutes les atteintes à la dignité, à la liberté et surtout à l'intelligence humaine. N'avait-il pas souligné que c'est sous l'occupation ou face à l'oppression que l'être humain, l'homme de la parole citoyenne prenait conscience et qu'il devait se battre férocement ? De ce citoyen-là, la conférencière n'en a pas soufflé mot, hélas ! Bien plus, ne voilà-t-il pas qu'elle s'est cru obligée de créditer notre pays d'une image de pays démocratique, non pas depuis 1988 - année où des enfants ont payé dans leur chair et de leur sang une révolte qui a réveillé la société d'une si longue léthargie - mais depuis seulement quelques mois, voire quelques semaines à peine. La conférencière parlant de Sartre, et qui ne s'en était tenue qu'à cela, n'était point obligée à vrai dire d'incarner ni d'investir le combat sartrien, surtout pas dans un pays qui n'est pas le sien et singulièrement là où les principaux concernés ou intéressés se contentent d'aller « grégairement » au râtelier ou instinctivement au mangeoire dépités par le fait, prétendent-ils, que tout combat est devenu aujourd'hui impossible dans tout un monde pris de folie totalitaire ou intégriste. Toutefois, en authentique sartrienne, elle ne manquera pas de se retourner contre sa propre société pour dénoncer les dénis de justice et les reniements des idéaux pour lesquels de grands intellectuels, dont J. Paul Sartre à l'instar d'autres moins célèbres, peut-être, s'étaient mobilisés et engagés quand il s'était agi de défendre la dignité humaine, de lutter contre l'injustice, de dénoncer l'arbitraire, de faire face à la violence coloniale d'abord, la « néocoloniale » ensuite, et contre enfin l'abjection de l'immoral panégyrique de la combien médiocre colonisation. Voilà des combats que les lettrés ou apprentis mandarins algériens ne veulent plus mener, du moins ceux-là qui prétendaient jadis faire accroire qu'ils avaient encore quelque chose qui les relierait au monde de l'esprit et de la dignité. Beaucoup d'incubes émasculés ont choisi depuis, surtout avec la décennie de l'infamie, de se recroqueviller sur leurs sordides intérêts : l'affairisme, le cérémonial verre de scotch, le tant convoité visa pour prétendus VIP sans l'infâme épreuve de l'attente sur le trottoir, les pitoyables séjours linguistiques, les virtuels détachements et les stages de courte durée, les fausses formations à distance sur le dos des collègues et les bourses d'écriture sans oublier les très prisés et pourtant dégradants statuts d'assistants-assistés et encadrés dans les écoles dites doctorales avec la courbette face au diktat escroc de la « rabougeocratie » médiocratique. Revenant subtilement sur une affaire franco-française (celle de l'article de loi voté en février 2004 et relatif à la question coloniale) la professeur de philosophie aura rendu compte des positionnements de certains universitaires et de quelques lettrés algériens sur la tempête dans un bénitier qui agite actuellement les milieux politiques français en proie au délire face à des banlieues embrasées. Nos stériles et sourds-muets mandarins ont voulu discuter ou disputer une affaire apparemment de politique intérieure et de cuisine électoraliste hexagonale oubliant de se prononcer sur le sordide quotidien de notre vie politique inénarrable. Chacun sait, n'est-ce pas, combien il est commode de considérer notre vie politique interne aussi terne que sans passions. Et du coup, l'engagement pourtant vital ne trouve plus sa raison d'être !Sur ce point précis, je partage tout à fait l'avis astucieux et averti de mon ami Si Abderrahmane Zekkad. Il a osé dire publiquement et courageusement, lors de ladite conférence au CCF, que Sartre aura passé toute sa vie et focalisé tout son engagement sur la défense et la consolidation du combat citoyen en France. Il n'a pas manqué de souligner que par son combat Sartre aura interpellé avant tout les Français, ses compatriotes. C'est une conception fondamentalement juste en ce qu'elle privilégie de mettre en lumière le rôle et la responsabilité de l'intellectuel, de tout intellectuel, face avant tout à sa propre société et à son propre peuple. Et Sartre a pris ses responsabilités devant son peuple en dénonçant à chaud la politique coloniale de l'Etat français et en cautérisant à vif ses dérives répressives. Bien mieux, dans le même temps qu'il défendait une conception progressiste et honorable de la citoyenneté française, il se battait pour faire admettre aux décideurs de l'Etat colonial qui dirigeait alors et contrôlait son pays le respect des droits des peuples à disposer d'eux-mêmes et surtout à recouvrer leurs droits multiples dont ceux relatifs à leur « idendignité » (nouveau concept que je me permets de proposer dès lors qu'il se trouve des guignols qui pensent que Sartre leur a fait perdre leur identité (!?) quand il a passé sa vie à se battre à leur place pour leur faire recouvrer des dignités qu'ils ont hypothéquées et marchandées avec leurs factices et désuètes « paroles d'hommes »). L'idenditarisme, idéologie mystificatrice n'aura jamais été un objet du combat sartrien. Existentialiste conséquent, Sartre animait les combats citoyens aussi bien en direction de ses concitoyens français qu'en direction des masses prolétariennes exploitées et aliénées, mais aussi et surtout en direction des peuples colonisés ou agressés par les puissances néocoloniales comme pendant la guerre du Vietnam lors de laquelle il s'était distingué en présidant le fameux tribunal Russel contre les crimes des militaires américains sur lesquels nos mandarins et nos lettrés d'aujourd'hui verrouillent leurs yeux chassieux, obstruent leurs oreilles crasseuses et surtout scellent leur gueule nauséabonde avec une ténacité et un acharnement sans pareil.