La présente contribution se propose d'aborder la question de l'émergence d'un nouveau contrat social dans le contexte spécifique de l'Algérie. La multiplication des mouvements de contestation sociale et politique dans le pays, mouvements qui prennent souvent la forme d'émeutes violentes, est le signe que le contrat qui régit la formation et la répartition de la richesse dans la société est caduc, d'où l'impératif d'en construire un autre. Par contrat social, nous entendons le compromis qui, se développant à partir des conflits de partage du surplus économique, va normaliser et stabiliser les interactions sociales. En tant qu'institution, le contrat social a pour vocation de produire des régularités macro économiques permettant de soutenir et de «piloter» le régime de croissance en vigueur. La connaissance des éléments, qui concourent à la formation d'un contrat social favorisant une croissance forte, durable et inclusive, passe par une analyse de la configuration que prend le mode de régulation de l'économie dans son ensemble, ce dernier n'étant que l'expression «institutionnelle» du contrat social. Dans le débat sur la redéfinition des règles de formation et de répartition de la richesse (et du pouvoir) dans la société, plusieurs éléments peuvent être abordés. Pourquoi un nouveau contrat ? Le premier consiste à s'interroger pourquoi y a-t-il lieu de penser à un nouveau contrat social et pourquoi le contrat actuellement en vigueur n'est plus viable ? Quelques éléments d'analyse permettent d'apporter un éclairage préliminaire sur la pertinence des questions précédentes, et de fournir, du coup, le cadre empirique dans lequel la réflexion gagnerait à s'inscrire. En effet, le caractère rentier de l'économie algérienne impose la nécessité de formuler la problématique de la transition économique en des termes nécessairement spécifiques aussi bien du point de vue de son contenu que de ses objectifs. D'aucuns considèrent aujourd'hui que l'économie algérienne, dans ses trajectoires successives, «étatistes» et/ou «libérales», se reconnaît davantage dans une problématique de transition à une économie productive. L'enjeu essentiel est en effet de favoriser la création à l'intérieur de la collectivité nationale d'un surplus autre que minier, et cela ne peut résulter que d'un compromis institutionnel approprié, dont la configuration concrète dépend grandement de l'action de l'Etat. L'Etat est, ici, reconnu au regard essentiellement de sa capacité à définir et mettre en œuvre des politiques économiques. Mais dès lors que l'on reconnaît au politique une certaine autonomie, a fortiori dans le contexte d'un régime rentier, on peut considérer comme «politiquement tout à fait possible l'éventualité que l'Etat joue le rôle de promoteur d'une modalité nationale spécifique d'intégration dans l'économie mondiale». Cependant, l'on ne peut ne pas constater l'incapacité de l'Etat algérien, depuis au moins deux décennies, à définir les contours d'un nouveau contrat social en adéquation avec les nécessités du développement économique. La persistance du statu quo, depuis le milieu des années 1990, est révélatrice de cette incapacité à concevoir un substitut à ce que L. Addi appelait, dans L'impasse du populisme, le «compromis tacite global régulateur», compromis qui caractérise la trajectoire économique des années 1970 et 1980 et sur lequel était fondé le modèle rentier de développement. Défini à l'origine en ces termes : discipline relâchée à l'intérieur de l'usine - contrôle politique à l'extérieur, le compromis en question semble s'être réduit, à la faveur de l'ouverture tous azimuts qui a déstructuré le fragile tissu industriel hérité de la décennie 70, au second terme. De ce point de vue, l'Algérie ne semble pas, en particulier depuis le lancement du plan d'ajustement structurel dans les années 1990, avoir élaboré de programmation véritable de son développement économique, la période des années 1970 ayant été porteuse d'un projet, avec les résultats que l'on sait. L'absence de projet explique pourquoi l'ouverture au marché mondial s'est faite sans accroc, presque «naturellement». Des études montrent aujourd'hui que la rente externe n'est ni une malédiction ni une bénédiction pour le pays qui en bénéficie. Tout dépend, en fait, de la nature et du contenu des compromis sociaux qui encadrent sa mobilisation. Dans cette perspective, la régulation économique mise en place depuis la fin des années 1990 (période qui correspond à la reprise soutenue et durable des cours du pétrole) exprime un compromis social ambigu dans la mesure où, comme par le passé, le décalage entre intentions politiques et résultats économiques est toujours aussi immense. La rhétorique sur «l'après-pétrole» peine à se traduire en résultats, au point où parfois il peut sembler que, particulièrement chez nos politiques, la fréquence d'usage de certains mots d'ordre est inversement proportionnelle au degré de leur concrétisation. L'ambiguïté des compromis sociaux qu'exprime le mode de régulation se lit dans des figures spécifiques. Pour n'en retenir que la plus importante, il y a lieu de citer le statut mineur de la catégorie «travail» dans la reproduction économique de l'ensemble de la société, celle-ci reposant davantage sur la rente externe que sur l'effort productif. En effet, le rapport salarial, qui est une institution centrale, pivot, dans les économies de marché n'occupe en Algérie qu'une place secondaire et mineure avec, de surcroît, une configuration éclatée. Il n'est pas au centre de la régulation économique d'ensemble. Celle-ci semble dominée par le mode d'insertion internationale de l'économie nationale (à travers la variable recettes pétrolières) et l'Etat (à travers le budget). Ces régulations partielles présentent des formes qui consacrent le poids écrasant de la rente pétrolière. L'Etat, à travers son budget, financé par la fiscalité pétrolière, joue un rôle central dans cette régulation d'ensemble. En fait, la rente pèse sur l'ensemble des rapports sociaux. En matière de mobilisation de la main d'œuvre, elle interfère de façon très nette dans la formation de la productivité, des salaires et les modalités de la protection sociale. La répartition du surplus, dont l'essentiel provient de la rente externe, fait davantage appel aux rapports clientélistes qu'à l'activité productrice des personnes. En dépit de son statut mineur dans l'état actuel de l'économie, la place du rapport salarial dans la transition économique demeure, cependant, centrale. Dans cette perspective, il ne nous semble pas faux de penser que la disponibilité d'une rente externe est de nature à permettre, lorsque la configuration du rapport de mise au travail correspond à celle que le complexe de machines requiert, une atténuation de l'intensité du «taux d'exploitation du travail», ne serait-ce qu'à travers la prise en charge d'une partie du salaire indirect (dépenses de santé, d'éducation…). A l'évidence, la présence de la rente externe n'est, en principe, pas antinomique avec l'instauration d'un rapport salarial de type «taylorien». Elle peut même la favoriser, sachant que dans le contexte de la configuration actuelle de la DIT (Division internationale du travail), il semble de plus en plus invraisemblable qu'un pays pauvre et attardé puisse déclencher le processus d'augmentation de la productivité autrement que par un sursaut du taux d'exploitation du travail. Des questions qui précèdent, il s'ensuit que c'est en fait la question de l'avènement d'un nouveau régime de croissance qui demande à être posée et ce, au travers de la recherche d'un compromis social global pouvant favoriser l'émergence d'un nouveau modèle de croissance dont, il est vrai, on ne connaît pas a priori la forme et la nature exactes, mais dont on sait néanmoins qu'il doit reposer sur la réhabilitation et le développement des activités productives. Tels nous semblent être les termes dans lesquels devrait être formulée, en ce moment, la question du contrat social en Algérie. Quel contenu pour quelle finalité ? Le second élément porte sur la définition des contours d'un nouveau contrat social en termes de contenu et de finalité. Les composantes constitutives d'un nouveau contrat s'expriment généralement sous forme d'un ensemble de régulations partielles formant système. Le constat, unanimement partagé aujourd'hui, est de dire que le pays est allé trop loin dans l'ouverture externe et qu'il est urgent qu'un compromis institutionnel nouveau, qui soit en conformité avec l'impératif de sauvegarde de l'intérêt bien compris de la collectivité nationale, soit défini. Dans le contexte politique actuel, le risque est cependant grand de voir certaines forces politiques ou sociales, nostalgiques d'un ordre révolu, monopoliser le processus de conception et de construction du nouvel échafaudage institutionnel, de telle sorte que le contenu du compromis envisagé prenne les contours d'un retour en arrière, d'une réhabilitation de l'étatisme stérile dont le pays continue encore de nos jours de porter certaines des séquelles. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la réussite de la transition économique nécessite l'intervention de l'Etat. Une libéralisation incontrôlée a toutes les chances d'enfoncer encore davantage, si ce n'est déjà fait, le pays dans sa dépendance vis-à-vis des hydrocarbures, dépendance plus connue sous le nom de «syndrome hollandais». Pour mettre fin à cette dépendance, l'intervention de l'Etat doit, cela va sans dire, s'exprimer dans des formes différentes de celles auxquelles celui-ci s'est livré durant les années 1970 et 1980. Ainsi, s'il est aujourd'hui unanimement admis qu'on ne peut commander au système de prix qu'en lui obéissant, on ne peut réduire l'intervention de l'Etat à une obéissance aveugle et naïve aux lois du marché. Pour ne retenir que cet exemple, il est évident que la question du taux de change de la monnaie nationale requiert, particulièrement dans le cas du régime rentier qui est le nôtre, une intervention particulière de l'Etat, qui nécessairement doit aller à l'encontre de ce que prônent certains discours, dont celui du FMI. Il en est également de même pour la gestion de la monnaie, du budget et des autres domaines de la régulation, celle-ci devant opérer, dans tous les cas, dans le respect du principe de complémentarité qui lie les régulations partielles. Par ailleurs, et par-delà les diagnostics en termes de configurations polaires (Etat vs marché), le mode de régulation, jusque-là en vigueur, se présente avant tout comme un compromis institutionnel spécifique dont il serait intéressant d'examiner les traits principaux, au regard des nécessités du développement et de l'accumulation dans un régime rentier. Les régulations partielles sont en effet les éléments complémentaires d'une combinaison, dont l'efficacité se mesure par rapport au degré de réalisation des objectifs, formels ou informels, assignés par la collectivité (l'Etat) à la régulation économique dans son ensemble. Il y a donc nécessité de considérer le mode de régulation en tant qu'ensemble de règles constitutives d'un système qui a sa propre finalité. La dimension politique Le troisième élément a trait à la question cruciale de la dimension politique du changement. L'émergence d'un contrat social viable et fiable passe par une délibération politique aussi large que possible. En Algérie, la construction d'un tel contrat semble buter sur des obstacles politiques majeurs, parmi lesquelles nous pouvons citer l'ancrage de l'idéologie populiste dans la société et le déficit de légitimité du pouvoir politique, seule instance capable d'initier un tel processus. L'observation des événements politiques survenus, depuis le début des années 1990, montre aisément à quel point la culture populiste est ancrée dans la société algérienne, d'autant que le projet politique qui s'est violemment porté candidat à la succession du régime en place, l'islamisme, n'en est en fait qu'une variante. L'hostilité au changement, dans ces conditions, n'est pas seulement le fait d'apparatchiks adossés au système politique ou le fait des élites, mais aussi le fait du petit peuple composé d'employés, d'ouvriers, de fonctionnaires… Le changement dans le sens de l'instauration d'une rationalité de marché fait ainsi l'objet d'un rejet unanime, exprimé par tous les courants d'opinion, y compris par ceux qui sont censés, en principe, y adhérer sans réserve : la bourgeoisie privée nationale, si tant est qu'on puisse parler de bourgeoisie. Cette unanimité pose, par-delà son caractère rationnel ou pas, la question de la place des facteurs idéologiques, culturels et même religieux dans la dynamique du changement social. Le contrat social semble, dans notre cas, reposer grandement sur l'adhésion de l'Etat et de la société, dans sa large majorité, à des grandes valeurs communes (Islam, nationalisme, langue arabe...). En période de crise, l'Etat maintient sa légitimité en se montrant réellement capable de «protéger» ces valeurs communes. Le contrat, entre le pouvoir et les composantes conservatrices de la société, s'exprimant en l'occurrence en ces termes : «Je protège vos valeurs, vous ne touchez pas à ma légitimité», et peu importent, par ailleurs, les solutions apportées à la crise. Outre qu'elle permet de régler les conflits de répartition avec le moins de « casse », la légitimité politique crée les conditions les moins mauvaises pour la construction d'un compromis social et institutionnel crédible autour de l'orientation générale à suivre en matière de politique économique. Dans ce compromis, la question du rapport salarial ne constitue qu'un élément parmi tant d'autres. L'expérience de réformes de ces dernières années suggère que poser le postulat de l'autonomie du politique à l'égard de l'économique est une voie de compréhension fructueuse et pertinente. L'analyse historique des pratiques économiques de l'Etat en Algérie montre, en effet, que ce dernier est une instance assez largement autonome quant aux compromis institutionnalisés qu'il codifie. Cette autonomie ne signifie pas néanmoins indépendance absolue, elle est relative au processus historique de la différenciation des deux ordres : l'ordre politique et l'ordre économique. Le processus de différenciation entre le politique et l'économique est l'œuvre d'acteurs, dont l'action se déploie sur les deux champs de manières différentes, mais pas nécessairement divergentes quant aux suites respectives qu'elles engendrent sur la nature de l'articulation entre le politique et l'économique, et partant sur la dynamique institutionnelle à l'origine du changement (ou de son blocage). Bien que l'identification de ces acteurs soit l'une des difficultés majeures auxquelles se heurte habituellement l'analyse de la dynamique du changement institutionnel, on peut dans le contexte spécifique de l'Algérie reconnaître, selon une démarche «northienne», un certain nombre d'acteurs, dont il convient de saisir respectivement la force et la logique d'action. Ces quelques considérations nous permettent de souligner, en guise de conclusion, l'importance de la dimension politique du changement social. Dans le contexte présent de l'Algérie, poser la question du préalable politique à une transition économique et sociale féconde se justifie dès lors que l'on reconnaît au politique une certaine autonomie, d'où la conclusion que l'Etat est en mesure de jouer le rôle de promoteur d'une modalité nationale spécifique d'intégration dans l'économie mondiale. Encore faut-il qu'à son tour, l'exercice du pouvoir politique s'institutionnalise, pas nécessairement dans le sens d'une démocratisation formelle, ce qui, dans notre cas, ne ferait que libérer les tentations populistes, nombreuses et diverses, mais surtout dans le sens d'une crédibilisation de l'action politique. Le manque de crédibilité, qui touche aussi bien les institutions politiques en charge des affaires du pays que l'action formelle des acteurs, rend vain et inutile tout discours politique prônant le changement, et plus grave encore, confère aux compromis institutionnels, censés favoriser le changement, un caractère purement formel.