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MOHAMED BOUCHAKOUR, ENSEIGNANT-CHERCHEUR � HEC (ALGER) :
L��tat traite les gr�ves comme l�Europe au 19e si�cle� Entretien r�alis� par Hani M.
Publié dans Le Soir d'Algérie le 08 - 06 - 2010

Le Soir d�Alg�rie : Depuis quelque temps, l�Alg�rie est le th��tre d�une flamb�e de mouvements de contestation sociale. Le ph�nom�ne du conflit social s�est install� avec une envergure et une constance qu�il n�a jamais eues depuis l�accession du pays � son ind�pendance politique. Quel commentaire cela vous inspire-t-il ?
Mohamed Bouchakour : Effectivement, nous sommes bel et bien face � quelque chose d�in�dit. Un d�bat s�rieux et serein est devenu urgent si l�on tient � prendre du recul et comprendre ce qui nous arrive. Je voudrais � ce propos commencer par faire deux commentaires. Tout d�abord, il faut admettre que le ph�nom�ne du conflit est partout pr�sent dans le r�gne du vivant. A ce titre, il est indissociable de la condition humaine. M�me lorsqu�il ne se manifeste pas de mani�re d�clar�e, son potentiel est l�, en germes. L�Alg�rie ne saurait y �chapper. C�est l� une donn�e qu�il faut bien garder � l�esprit, car on a souvent pens� qu�au nom de la sp�cificit� alg�rienne, notre pays pouvait �chapper � des lois universelles. Ce qui varie selon les pays, et qui fait justement la sp�cificit� de chacun, c�est plut�t la mani�re dont le conflit social est g�r�. Et l�, tout d�pend de la culture politique dominante et du degr� de modernit� atteint par la fonction manag�riale. Ce point de diff�renciation me conduit � mon second commentaire. La r�flexion scientifique sur le conflit a donn� lieu � �norm�ment de travaux depuis ses d�buts � la fin du 19e si�cle. Il en ressort globalement deux grandes conceptions qui prennent le contre-pied l�une de l�autre.
- La premi�re, consacr�e par le taylorisme pose que le conflit est un ph�nom�ne nocif. Il occasionne des dysfonctionnements et des gaspillages de ressources. En d�stabilisant l�organisation, il est porteur de tous les p�rils et peut m�me menacer sa survie. Dans cette conception dite du conflit-destructeur, la solution pr�conis�e r�side dans la suppression de ce dernier, c'est-�-dire la r�pression et le r�tablissement de l�ordre.
- La seconde conception consid�re que le conflit remplit une fonction sociale utile. D�une part, il r�v�le les probl�mes qui minent l�organisation, un peu comme le fait le sympt�me en signalant une pathologie, par analogie avec la m�decine. Il incite donc � s��couter pour comprendre le probl�me et le d�passer ensemble. Dans cette seconde conception dite du conflitfonctionnel, la solution indiqu�e consiste � exploiter le conflit pour innover, retrouver une nouvelle coh�sion et progresser. Cette conception a �t� inaugur�e au cours des ann�es 1930 aux Etats-Unis, par l��cole des relations humaines, dans un contexte marqu� alors par la Grande d�pression et le lancement du New Deal.
Lorsque l�on voit comment les autorit�s ont assur� la gestion de la contestation sociale, il ressort que leur conception dans ce domaine est encore calqu�e sur celle qui pr�valait � la fin du 19e si�cle.
Tout � fait, � quelques nuances pr�s. Il faut quand m�me bien faire la distinction entre les �meutes et les gr�ves. Dans le premier cas, tous les pays en sont encore au 19�me si�cle et s�attachent � disperser la foule par la force. Par contre, pour les gr�ves, si vous consid�rez la mani�re dont l�Etat employeur les a trait�es chez nous, nous sommes � peu de chose pr�s en pleine seconde moiti� du 19e. Je vais vous relater un fait historique : en 1881, alors que H. Fayol, un des fondateurs du management, �tait directeur d�une mine, il eut � faire face � une gr�ve ouvri�re. Cet homme, tr�s appr�ci� � son �poque pour ses qualit�s morales et intellectuelles, n�a pas h�sit� un seul instant � faire aligner contre les gr�vistes plusieurs brigades de l�arm�e et de la gendarmerie et � d�cr�ter le lock-out. Pour rappel, dans cette conception tr�s primaire de la gestion des conflits, les gr�ves �taient class�es parmi les �v�nements qui relevaient non pas de la fonction de gestion, mais de la fonction de s�curit� au m�me titre que les accidents, les vols, les catastrophes naturelles comme les inondations et les incendies. De l�, on peut constater que dans le domaine de la gestion des conflits du travail, l�Etat employeur alg�rien s�est comport� pratiquement comme on le faisait il y a 130 ans ! Ajoutons qu�� l��poque, la pr�sence de la troupe �tait destin�e � pr�server l�outil de travail d��ventuels actes de sabotage. Mais les travailleurs restaient libres de manifester publiquement leurs revendications. Chez nous, en 2010, tout m�decins et enseignants qu�ils sont, ils ont �t� assimil�s � des saboteurs ou � des �meutiers en puissance. Enfin, une derni�re nuance : contrairement au 19e si�cle o� le moindre jour de gr�ve comptait, chez nous, des centaines de milliers de journ�es de travail perdues, avec toutes leurs cons�quences sur un service public d�j� tr�s mal en point, n�ont pas �mu grand monde au niveau des responsables gouvernementaux concern�s.
Cette indiff�rence avec laquelle les pouvoirs publics commencent en g�n�ral par traiter les gr�ves dans le secteur public n�est-elle pas en contradiction avec ce que vous avez appel� la conception du conflit destructeur ?
Pas du tout. Dans cette conception, l�employeur n�est sensible qu�� la nuisance que peuvent lui causer les employ�s. Chez nous, le spectre de l�ann�e blanche et de ses cons�quences sociales et politiques, ainsi que le souci des autorit�s de pr�server leur image aupr�s de l�opinion ont pes� plus que toute autre consid�ration. Imaginez un conflit dans un secteur o� les employ�s n�ont aucune capacit� de nuisance, mettons celui de la recherche scientifique. Les revendications les plus l�gitimes et les mieux argument�es ne seront jamais �cout�es. Qu�une gr�ve vienne � y �tre d�clench�e, celle-ci n�aurait aucun �cho, ni r�pressif, ni coop�ratif. Elle signerait simplement un suicide collectif de ses auteurs, par mort lente, dans l�indiff�rence g�n�rale. Par contre, dans d�autres pays, l� o� la comp�titivit� par l�innovation et la cr�ativit� joue un r�le-cl� dans l��conomie, le moindre malaise dans ce secteur est aussit�t d�tect� et pris en charge. Ce qui me semble gravissime dans cette valorisation insidieuse de la capacit� de nuisance, c�est que la soci�t� tout enti�re int�riorise un message politique implicite, mais tr�s fort : �Si vous voulez �tre �cout�s et obtenir gain de cause, faites valoir votre capacit� de nuisance !�. Ceci est tr�s dangereux. Il est urgent que l�on rompe avec la conception du conflit-destructeur.
Vous voulez dire que la mani�re dont sont g�r�s les conflits sociaux en Alg�rie refl�te une situation des plus anachroniques.
Oui. M�me l��cole des relations humaines est aujourd�hui tr�s largement d�pass�e. Elle avait constitu� en son temps un immense progr�s. Une nouvelle race de managers �mergea qui veillait � rester � l��coute des besoins des travailleurs. Mais ils ne consentaient le plus souvent � n�accorder que des avantages en g�n�ral immat�riels, susceptibles d�augmenter la motivation et l�implication des employ�s, l�objectif �tant d�augmenter la productivit�. En cas de d�saccord, la m�sentente �tait imput�e au niveau d�instruction des employ�s jug�s �incapables de comprendre les imp�ratifs de la gestion �. Le manager devait jouer sur leurs sentiments d�appartenance et leurs besoins d�estime, et leur expliquer et r�expliquer sans rel�che, jusqu�� la persuasion. Cette �cole a �t� tax�e de �n�o-taylorisme�. Le dialogue sugg�r� n��tait en fait qu�une pseudo-n�gociation. L�on retrouve beaucoup ce travers dans la pratique du dialogue social en Alg�rie. Sauf que lorsqu�il y a blocage, le joker de l�employeur est le lock-out et/ou la r�pression. En quelque sorte, nous sommes s�questr�s dans un triangle tragique dont les trois sommets sont : le pourrissement-accommodation, la pseudo- n�gociation et la r�pression polici�re et judiciaire, avec une grande flexibilit� de passage de l�un � l�autre.
Dites-nous comment la gestion des conflits sociaux a �volu� apr�s l��cole des relations humaines.
Ce n�est qu�apr�s 1945 que la n�gociation authentique s�est impos�e comme mode par excellence de gestion des conflits. Depuis, elle n�a cess� d��voluer dans le sens d�une extension de sa place, de son r�le et de son champ d�application. Elles s�est m�me institutionnalis�e comme un rituel de la vie �conomique, garanti et encadr� par la loi. D�sormais, les parties impliqu�es traitent les unes avec les autres d��gale � �gale. Le droit de gr�ve est reconnu et respect�, tout en �tant utilis� comme dernier recours et avec parcimonie. Pendant les Trente Glorieuses, c�est la recherche d�arrangements focalis�s sur les relations de travail qui prime, et ce, sous l�empire d�une l�gislation qui sert de cadre g�n�ral, tout en laissant des marges de man�uvre confortables � la n�gociation. De l�entreprise � la branche, cette n�gociation-arrangement est fond�e sur la recherche de compromis ponctuels et de court terme, ren�gociables autant de fois que n�cessaire pour int�grer les ajustements dict�s par la conjoncture et par le principe du �partage �quitable des fruits de la croissance�. Elle reste tr�s marqu�e par le mode donnant-donnant, dans l�esprit d�un jeu � somme nulle. C�est l��ge d�or du syndicalisme revendicatif. A partir des ann�es 1980 et surtout 1990, le contexte de crise et de mondialisation va changer la donne. La recherche d�arrangements est inscrite dans une d�marche plus large et plus robuste : la n�gociation-accord. Les sujets de discussion traditionnels sur les conditions de travail s��largissent et sont revisit�s pour en int�grer d�autres � ch�mage, temps de travail, s�curit� sociale, emploi, environnement �qui jusque-l� ne faisaient pas partie de la n�gociation collective. Il est d�sormais question de s�accorder sur un cadre durable et ouvert � la flexibilit� dans un esprit que l�on veut autant que possible gagnant-gagnant �quitable.
Et en dehors du monde du travail, qu�en est-il ?
Si la r�pression des �meutes par la force reste une constante, tous les efforts sont d�ploy�s pour �viter d�en arriver. La n�gociation tend � �tre introduite dans tous les domaines de la vie sociale, jusque et y compris la gestion des affaires publiques r�serv�e traditionnellement au pouvoir r�galien de l�Etat, comme la gouvernance des territoires et des collectivit�s, celle des services publics, de l�environnement, de l�eau. Les proc�dures de concertation intersectorielle publique avec consultation, pour avis, des autres parties prenantes locales et associatives, et couronn�es par des arbitrages centralis�s pour trancher les divergences, avaient fait leur temps. Elles avaient g�n�r� trop d�aberrations, voire des catastrophes �cologiques et urbanistiques irr�versibles, suivies de conflits sociaux et politiques d�une grande acuit�. On passe alors � des proc�dures de n�gociation d�centralis�e. Vu la complexit� des sujets abord�s et les risques �normes li�s � leur approche administrative, seul va compter le consensus n�goci� entre toutes les parties concern�es. Les pouvoirs publics ne sont plus qu�une partie prenante autour de la table, garants de l�int�r�t g�n�ral et des r�gles du jeu de la n�gociation. Ces pourparlers et tractations rendus complexes par la multiplicit� des parties concern�es, des int�r�ts en pr�sence, des perceptions mentales, des angles de vue disciplinaires et sectoriels et des impacts pr�visibles et impr�visibles, sont class�s comme n�gociations complexes. Celles-ci sont alors assist�es par l�implication d�experts et de m�diateurs et autres ombudsmans, mais aussi par le recours � des logiciels de simulation qui permettent de d�gager rapidement les zones d�accord possibles. Cette �mergence et cette extension de la n�gociation ont donn� lieu � une c�l�bre formule : l�humanit� est entr�e dans �l��ge de la n�gociation�, une �re nouvelle de la civilisation humaine universelle dans la mani�re de vivre ensemble.
Revenons � l�Alg�rie. La contestation sociale correspond- elle selon vous � une conjoncture passag�re ou au contraire � une situation durable ?
Une observation lucide de l�actualit� et des r�alit�s alg�riennes met en �vidence que c�est la question du changement qui est aujourd�hui repos�e, et elle l�est dans des termes nouveaux. L�on se rappelle qu�elle a �t� mise � l�ordre du jour au cours de la d�cennie 1980. Apr�s avoir �t� compromise au cours des ann�es 1990 par l�aust�rit� impos�e par le PAS combin�e aux affres du terrorisme, elle refait surface aujourd�hui sous la forme non pas d�un slogan (�pour une vie meilleure�), ni d�un programme gouvernemental (�les r�formes �conomiques�), mais comme mouvement de revendication sociale en action.
Vous ne croyez pas � �la main de l��tranger� invoqu�e dans des d�clarations officielles ?
Non. C�est une mise en garde politicienne d�un autre �ge et non pas une r�ponse politique conforme aux attentes sociales. Elle devrait �tre bannie pour son indigence et tout responsable qui l�utiliserait, chass� de son poste pour incomp�tence.
Si la contestation va aller en s�amplifiant, comment selon vous va-t-elle se manifester ?
Je vois aujourd�hui trois formes de contestation en Alg�rie : les �fl�aux� sociaux, l��meute populaire et la gr�ve syndicale. Je ferais l�impasse sur la contestation politique organis�e car elle n�existe quasiment pas en tant que telle. Les � fl�aux � sociaux couvrent tout un �ventail de ph�nom�nes tr�s r�pandus, traduisant un d�chirement du lien social, voire un rejet du contrat social lui-m�me. Cela va des diff�rentes formes de suicide (mettre fin � ses jours, prendre la mer, prendre le maquis), � celles de l��conomie informelle, en passant par la petite d�linquance. Le terreau se trouve l� o� s�vissent la pauvret� et l�exclusion et o� tout espoir d�en sortir a �t� perdu. Toutes ces �chappatoires de la contestation pr�sentent entre elles des passerelles tr�s faciles � franchir. Elles sont parfois irr�versibles, mais toutes violentes, m�me l��conomie informelle, potentiellement, si elle vient � �tre menac�e. Les �meutes populaires partent en g�n�ral des ghettos urbains o� les �fl�aux sociaux� s�vissent le plus. Une �tincelle suffit pour enflammer la rue. La foule, en majorit� des jeunes, ob�it � tout leader qui sait le mieux la galvaniser, une grande part �tant laiss�e � l�improvisation et � la connivence instinctive du groupe. Elle est pr�te � tout saccager sur son passage, avec une virulence cibl�e sur les �difices publics, pour protester contre un ordre institutionnel qui leur a refus�, non pas des privil�ges, mais seulement l��galit� des chances pour d�marrer dans la vie. Les gr�ves syndicales ont connu une nette recrudescence surtout dans le secteur public. Elles sont le fait de mouvements organis�s, conscients et r�fl�chis. Les revendications sont tr�s concr�tement identifi�es et d�fendues sous le contr�le de dirigeants avis�s. Ici, le contrat social n�est pas rompu, il est simplement propos� � la ren�gociation. Et il l�est par des voies non violentes. Par rapport aux deux formes pr�c�dentes, il y a l� des diff�rences de taille. Ces trois lames de fond travaillent la soci�t� en profondeur et rien n�indique qu�elles devraient miraculeusement s�estomper. Nous sommes tr�s vraisemblablement face � une tendance lourde qui ne fait qu�exprimer une profonde aspiration sociale au changement.
Comment voyez-vous l�issue ? Y a-t-il une solution d�apr�s vous ?
Nous avons d�une part une volont� de changement qui vient cette fois-ci de la soci�t�, d�autre part des r�ponses inefficaces de la part des pouvoirs publics; ce que les �conomistes appelleraient une demande pressante d�un c�t�, et une offre d�cal�e, de l�autre. A l��vidence, c�est n�cessairement la seconde qui doit s�ajuster � la premi�re, et non l�inverse. Voil� la seule issue possible conforme � l�int�r�t g�n�ral, au progr�s et � la coh�sion. Reste � savoir si elle s�imposera de mani�re rapide et non violente, c'est-�-dire si nous acc�derons rapidement et pacifiquement � �l��ge de la n�gociation �. C�est l�, me semble-il, le plus grand d�fi qui se pose � nous aujourd�hui.
H. M.

BIOGRAPHIE
Bouchakour Mohamed est n� � Alger en 1951. Apr�s l�obtention du baccalaur�at en 1971, il fait des �tudes d��conomie � l�Universit� d�Alger, tout en entamant une carri�re � la Sonatrach dans la division de l�engineering et du d�veloppement des projets. Une fois ses obligations du service national accomplies, il rejoint le minist�re de l��nergie avant de revenir en 1982 � l�universit� o� il se consacre � l�enseignement tout en poursuivant des �tudes postgradu�es. Il a maintes fois collabor� � des travaux d��tudes dans divers domaines socio�conomiques, � la demande d�organismes nationaux et internationaux, aussi bien en Alg�rie qu�� l��tranger. Il est actuellement enseignant-chercheur � HEC Alger, charg� de cours en n�gociation.


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