A ïssa Kadri est sociologue, professeur des universités à l'université Paris VIII et directeur de l'Institut Maghreb-Europe. Il est notamment spécialiste des mouvements sociaux, de l'intelligentsia maghrébine et des mouvements migratoires. Présent à l'ouverture du colloque sur les révolutions arabes, il donnera une conférence de haute facture sur les mouvements sociaux au sud de la Méditerranée, le rôle des élites et la part de la jeunesse dans la dynamique de changement en cours, avant de chuter par une analyse fort pertinente du cas algérien. Avant d'étrenner sa conférence, Aïssa Kadri, tout en saluant l'initiative d'El Watan, a regretté qu'un colloque d'une telle teneur n'ait pas été abrité par l'université algérienne. Pour lui, c'est là un signe patent de la faillite de notre système universitaire. Et ce sera le fil rouge de son intervention puisque, de ce constat, il en vient à déduire que «l'intelligentsia a été à la remorque des mouvements sociaux». S'il diagnostique un gap entre les élites et les sociétés de la région, il valorise en revanche le travail «des intellectuels de terrain qui savent de quoi ils parlent». Dans la foulée, il constate : «Dans un monde globalisé, nous sommes face à une déterritorialisation intellectuelle portée par une nouvelle figure de l'intellectuel : un intellectuel diasporique, métissé, qui peut fonctionner dans ce contexte comme aiguillon en nommant les choses et en situant les blocages.»Analysant les mouvements sociaux qui secouent le Maghreb et le Moyen-Orient en particulier, il note : «En observant les mouvements sociaux à travers les pays du sud de la Méditerranée et le mouvement des indignés au Nord, on voit qu'il y a quelque chose qui est de l'ordre de la transversalité des mouvements sociaux qui s'inscrit dans un espace générationnel. Il y a un basculement vers des demandes d'autres modalités de participation citoyenne et qui sont en rupture avec les modes traditionnels de faire de la politique qui ont prévalu jusque-là.» «Nul doute que les mouvements sociaux qui affectent les pays du sud de la Méditerranée, et le Maghreb en particulier, sont de nature différente. Ils relèvent des situations différentes qui s'inscrivent dans des profondeurs historiques différentes et renvoient à des conditions socio-anthropologiques, culturelles et politiques différentes. Cependant, ils s'inscrivent à mon sens dans un moment générationnel identique, génération dans le sens qu'en fait Karl Mannheim dans ‘Le problème des générations' en tant que catégorie sociohistorique au-delà des effets d'âge permettant de délimiter l'espace-temps où des expériences et des références communes expriment et révèlent un esprit d'époque, un air du temps, une même respiration idéologique.» «Moment générationnel» Pour l'auteur de Parcours d'intellectuels maghrébins (Paris, Karthala/IME, 1999), ce «moment générationnel» est en rupture avec le passé : «Le passé ici fait référence au nationalisme décliné sous ses différentes formes : national développementaliste, nationalisme arabe, arabo-islamisme, islamo-nationalisme.» Toujours en s'appuyant sur les concepts élaborés par le sociologue allemand Karl Mannheim, il dira : «Dans sa définition des générations, Karl Mannheim parle de ‘moment fondateur' pour spécifier ou caractériser une génération. On peut dire que la mort de Bouazizi a été, de ce point de vue, un moment fondateur. Il traduit le refus, la rupture d'une jeunesse inscrite dans les bruits du monde, confortée par les moyens modernes de diffusion, jeunesse qui s'émancipe des catégories du national par des pratiques, des codes, des rites nouveaux se situant par certaines pratiques ou par transfert dans l'espace-monde ou dans l'ailleurs.» Et de relever toute une série de transformations qui ont modifié en profondeur les représentations que cette jeunesse se fait d'elle-même et du monde : «Les transformations démographiques, les transformations dans le système éducatif, dans le système économique et les transformations sociales ont mis au devant de la scène de nouveaux acteurs, de nouveaux modes d'action, de nouvelles représentations de soi et des autres, une nouvelle forme d'intervention dans l'espace public. Au centre émergent donc de nouveaux groupes sociaux, principalement une jeunesse globalement en voie de prolétarisation, diplômée, payée en monnaie de singe. Pierre Bourdieu disait que ‘la jeunesse n'est qu'un mot'. Il y a en effet ‘des' jeunesses que l'on peut différencier selon les origines sociales (…), selon les pratiques sociales, culturelles et de représentation de l'avenir.» Aïssa Kadri estime que l'une des caractéristiques du moment politique actuel est l'implication massive des jeunes dans l'ensemble de ces soulèvements : «Compte tenu de son poids numérique et de la tendance globale de son exclusion, la jeunesse apparaît dans tous ces mouvements comme la force motrice de la contestation et du changement. On observe ainsi que le mouvement social des jeunes, dans sa diversité de répertoire et de mode d'action et d'expression, de demande de reconnaissance identitaire, d'autodestruction, de suicide ou sous forme de harga, témoigne à notre sens d'un blocage des processus d'individuation en l'absence de registre collectif de signification à travers lequel ils pourraient donner sens à leur vie.» Le sociologue observe au passage une fracture considérable entre cette jeunesse bafouée et une gérontocratie entêtante : «Plus que de la frustration, cette contestation témoigne de la domination qui phagocyte leur émergence en tant qu'individus libres et responsables. A ce titre, les fractures générationnelles s'approfondissent au bénéfice de classes politiques et de vieilles élites dont la légitimation s'épuise au risque de graves conséquences pour l'avenir du pays.» Une jeunesse fragmentée Abordant pour finir le cas algérien, Aïssa Kadri constate une fragmentation de la jeunesse algérienne comparativement à celle des pays voisins : «Si on prend le cas algérien (…), on peut émettre l'hypothèse que la jeunesse algérienne, à l'opposé de celles de la Tunisie, de l'Egypte et du Maroc, est plus fragmentée qu'ailleurs, moins conscientisée et moins organisée, notamment dans sa frange universitaire.» Analysant les modes d'action qui vont prévaloir à partir d'Octobre 1988, le directeur de l'IME remarque que «la forme de contestation qui va prédominer à partir de la fin des années 1980 et le début des années 1990 est celle de l'émeute. Des contestations réactives, violentes, destructives, non articulées à des groupes porteurs de sens. Elles témoignent de la faillite des intellectuels qui ont été au devant de la scène durant les années ‘développementalistes'. Alors que dans le même moment, les jeunes qui sont le produit d'instituts privés, internationalisés, de contournement des institutions publiques massifiées, on les a vus sur la place Tahrir. On les a vus en Tunisie et au Maroc, dans le Mouvement du 20 février, intervenir d'une manière plus organisée, plus liée à d'autres catégories sociales. Si on prend le Mouvement du 20 février, il s'est développé sur la base de 120 coordinations dans l'ensemble du pays.» En Algérie, les mouvements des jeunes semblent, selon le conférencier, pâtir d'une absence de connexion avec des mouvements autrement plus structurés. «Se pose ainsi la question des modes d'articulation de ces contestations de base jeunes avec les catégories qui peuvent en coalescence leur donner un sens et les faire passer à un niveau qualitatif.» «En Algérie, rente oblige, la coalescence n'a pas encore pris.» Plusieurs facteurs sont à l'origine de cette panne politique, indique M. Kadri, «entre autres, la nature sociopolitique de l'Etat, ses ressources et ses modes de légitimation, les nouvelles formes de contrôle de la société par l'Etat». D'après lui, l'Etat est tiraillé par un dilemme : «Déstructurer, fragmenter tout mouvement alternatif porteur de transformation mais, en même temps, mettre en avant des structures ou des corps intermédiaires qui pourraient faire remonter les demandes et les exigences (sociales).» «La fragmentation perdure et s'approfondit. Il y a également la transformation qualitative de la corruption qui, de provinciale à maffieuse, devient consubstantielle au fonctionnement de l'Etat et de la société», poursuit-il. A cela s'ajoutent «le clientélisme qui irrigue désormais toute la société» et «l'érosion et l'usure des idéologies mobilisatrices». Et de conclure : «Tous ces pays (les pays à domination autoritaire, ndlr) seront touchés par la contestation et l'exigence de liberté. Ce qui est en question pour l'Algérie comme pour les autres pays de l'aire culturelle, c'est seulement la question du moment, de l'ampleur de ces contestations et des formes que prendra le mouvement social qui sont encore imprévisibles.»