Sophie Bessis est directrice de recherche à l'Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS) à Paris. Historienne, elle a enseigné pendant de longues années l'économie politique au département des sciences politiques de l'université de la Sorbonne. Elle a occupé le poste de rédactrice en chef de l'hebdomadaire Jeune Afrique. Elle est aussi secrétaire générale adjointe de la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme (FIDH), laquelle fédération est dirigée par Souhayr Belhassen, une autre Tunisienne. Au colloque d'El Watan, elle a abordé le thème des enjeux de la transition en Tunisie. -Vous avez dit, dans votre intervention, que le danger de la restauration de l'autoritarisme est toujours présent en Tunisie. Pourquoi ? Je crois que ce qui se passe en Tunisie – comme dans plusieurs pays arabes aujourd'hui, on peut rapprocher cela de l'Egypte – c'est que nous sommes au début d'un processus de démocratisation. En Tunisie, nous sommes entrés dans une autre période. Rien ne sera plus jamais comme avant. Une dictature a été mise dehors. La Tunisie a mis fin à un système vieux d'un demi-siècle, même davantage. Cela dit, un processus de démocratisation ne se fait pas du jour au lendemain. Il n'est pas évident que ce processus se termine avec l'adoption de la prochaine Constitution. Cela veut dire que peut-être – je souhaite évidement le contraire – que la Tunisie connaîtra des reculs ou des régressions temporaires. Un processus de démocratisation n'est pas linéaire. Il y a aujourd'hui, dans ce pays, certaines forces – aidées par un environnement régional qui n'est pas forcément favorable au processus de démocratisation en Tunisie – qui pourraient créer le désordre. Imaginons un scénario – qui n'est pas certain – d'un désordre qui dure dans le temps. A toute période de chaos succède malheureusement une dictature. Napoléon Bonaparte a succédé à la terreur. Je ne pense pas que nous prenions ce chemin, en Tunisie. Mais je ne suis pas sûre non plus que ce processus de démocratisation soit un long fleuve tranquille. -Vous avez évoqué «les queues de comète de l'ancien régime». Que peuvent-elles, ces queues mouvantes ? A ce niveau-là, des questions se posent. Ces derniers mois, la Tunisie a connu beaucoup d'agitation dans les villes de l'intérieur et des grèves dont certaines étaient légitimes, d'autres moins. On a bien vu que certains acteurs de ces désordres étaient manipulés. L'actuel Premier ministre de transition, Bedji Kaid Essebsi, l'a dit dans ses discours. Une question se pose : qui manipule ces acteurs ? Qui tire profit de la stratégie du chaos ? -Le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), parti de Zine Al Abidine Ben Ali depuis son arrivée au pouvoir en novembre 1987, dissous par la justice en mars 2011, peut-il revenir sous une autre forme ? Il est évident que le RCD ne reviendra jamais sous la forme qu'il avait sous le règne de Ben Ali. Cela dit, le RCD avait une base sociale d'autant qu'il était l'héritier du parti du néo-doustour qu'avait créé Lahbib Bourguiba en 1934. Le parti qui avait mené la lutte pour l'indépendance du pays et qui avait été hégémonique non pas depuis 23 ans mais pendant plus de cinquante ans. Des acteurs politiques vont recomposer et reconfigurer ce parti et essayer de «recapter» cette base sociale sous des formes politiques différentes. Cela a d'ailleurs commencé par la création de nouveaux partis issus de l'ancien RCD. -Pourquoi les islamistes, qui n'étaient pas apparents dans le processus de révolution, paraissent-ils aujourd'hui comme des acteurs majeurs dans celui de la transition ? Il y a plusieurs raisons à cela. Première raison : la capacité extraordinaire d'organisation d'Ennahda. Ce parti a été légalisé dès le début de la première période du processus de transition. C'est un parti qui devait avoir sa place dans l'échiquier politique. Deuxième raison : Ennahda bénéficie de fonds importants de l'intérieur et de l'extérieur. Il a des moyens, des militants et… des ambiguïtés. Le discours officiel d'Ennahda est de s'inscrire dans le processus de transition démocratique. Cela dit, et on peut le lui reprocher, ce mouvement ne dénonce pas les dérives d'une partie de sa base radicale comme Hizb Ettahrir, par exemple. Ennhada reste aussi ambigu sur certains sujets comme celui du statut de la femme (…). La Tunisie reste toujours à l'avant-garde pour le statut de la femme. Ennahda dit qu'il ne remettra pas en cause le code du statut personnel, c'est-à-dire qu'il ne touchera pas à la législation actuelle qui garantit des droits aux Tunisiennes. Maintenant, certains dirigeants d'Ennahda, comme Rached Ghannouchi, disent qu'ils respecteront ce code en attendant que la Tunisie soit prête pour autre chose. On ne sait pas de quoi il s'agit… -Pourquoi le débat sur l'identité est-il revenu au devant de la scène ces derniers temps alors qu'il était inexistant au début de la transition ? C'est une vraie question. Ce débat n'est pas fondamental pour la société tunisienne ; il l'est pour une partie des élites politiques qui, à mon avis, sont frappées d'obsolescence par rapport aux problèmes et aux préoccupations de la société. Une partie de cette «classe» ou «catégorie» (je ne sais pas comment l'appeler) des élites est encore travaillée par la problématique du nationalisme arabe. Une problématique obsolète, dans la Tunisie d'aujourd'hui.