Il y a quinze ans, à la faveur des événements tragiques d'Octobre 1988, des espaces nouveaux (sociaux, culturels, religieux, droits des femmes, droits de l'homme, les problèmes identitaires, professionnels, environnement, etc.) ont été investis par ce qui est communément appelé « le mouvement associatif ». Le centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle d'Oran (CRASC) s'est intéressé, dans plusieurs travaux de recherche et colloques, à la problématique de l'émergence du « mouvement associatif en Algérie ». Pour Omar Derras, chercheur et chef de projet au CRASC, « la compréhension du fait associatif renvoie nécessairement à la nature du système politique mis en place mais aussi au sens de l'évolution des rapports qu'entretient l'Etat et ses institutions avec la société ». Pour lui, depuis l'indépendance jusqu'en 1989, le processus de restructuration de la société algérienne était marqué par l'existence d'un pouvoir centralisateur et omniprésent dans tous les secteurs d'activité de la société. Les pouvoirs politiques qui se sont succédé ont été les agents principaux, sinon exclusifs, des transformations économiques et sociales au double niveau de conception et de réalisation. L'hégémonie de la puissance étatique sur les institutions, sa conception globalisante de l'ordre social ainsi que les a priori défavorables envers le mouvement associatif ont empêché toute tentative d'autonomisation des groupes sociaux. Crise de croissance L'Etat s'est toujours référé aux formes de mobilisation qu'il fondait à sa guise et de manière dirigiste (organisations de masse et unions professionnelles, etc.) pour en faire son soutien inconditionnel et un diffuseur privilégié de son idéologie, notamment au temps du parti unique. En ce sens, « l'Etat, comme le souligne B. Dahak, est un élément constitutif de l'espace associatif, il n'intervient pas dans ce domaine, il module sa présence. Il n'occupe pas l'espace, il s'en occupe ». En 1988, à la faveur de l'ouverture démocratique, de nombreuses restrictions vont être levées par la loi du 4 décembre 1990. D'un autre côté, cette loi va permettre un développement sans précédent dans l'histoire de l'Algérie post-indépendance de ce qui est désormais qualifié de « mouvement associatif ». Toutefois, cette « explosion » du fait associatif prend naissance dans un contexte de crise aiguë au niveau économique, social et politique. Pour Didier Le Saout, « en raison de ses changements qui affectent la structure sociale, les nouveaux mouvements sociaux qui émergent ne luttent plus pour la réappropriation de la structure matérielle de production comme peut le faire l'ancien mouvement ouvrier, mais pour la réappropriation de temps, d'espace et de relations dans l'existence quotidienne individuelle ». Pour O. Derras, « cette prolifération associative de type moderne s'explique par la combinaison de deux raisons principales. D'abord économique, avec la crise de l'Etat providence traduite par un reflux des ressources pétrolières et les réductions drastiques des dépenses envers les secteurs créateurs d'emplois, ensuite politique, à travers une forte demande d'émancipation sociale induite par les frustrations ayant touché des catégories sociales spécifiques (celle des jeunes marginalisés, notamment ceux possédant un capital culturel élevé, et les femmes). Cette dimension politique a été favorisée et accélérée par les bouleversements qu'a connus le monde ». Pour lui, « la pression et le contexte international ont obligé les Etats à reconsidérer leurs hégémonies traditionnelles et à adoucir leurs rapports avec leurs sociétés respectives ». Enquête à Oran Ceci étant dit, la poussée associative connaît un net refroidissement ces dernières années, ce qui s'expliquerait, selon l'enquête du CRASC, par « l'ambition démesurée, la confusion sur les objectifs et les moyens de les réaliser (qui) sont les véritables problèmes auxquels sont confrontés la plupart des associations ». Deux indicateurs sont, cependant, avancés pour expliquer ce phénomène. Au niveau quantitatif, un net ralentissement a été constaté en ce qui concerne l'octroi de nouveaux agréments. Cette inertie, selon l'enquête de O. Derras, est perceptible à partir des années 1995 et 1996. Au plan qualitatif, il semble que l'apathie et la mort lente affectent un nombre important d'associations, après une brève existence. Elles atteignent un taux de 80% des 1500 associations que compte la wilaya d'Oran. En guise d'illustration, l'enquête fait état de l'expérience française en la matière qui compte 880 000 associations dont 735 000 qui ne fonctionnent qu'avec le bénévolat (11 millions de personnes) et qui enregistre 70 000 nouvelles associations chaque année. Le milieu associatif est aussi un berceau de création d'emploi (907 000 salariés à plein temps) et 4 Français sur 10 en sont membres. Le taux de participation associative des jeunes (18 ans et plus) fluctue entre 39% et 43%. Par contre, en Algérie, les chiffres font état de 65 000 associations locales et environ 1000 associations nationales avec un taux de participation associative ne dépassant guère les 5%, alors qu'il est le double au Maroc avec 11%. Cette répulsion des jeunes au fait « associatif » s'expliquerait en partie, selon l'enquête, par « la peur et la crainte d'encadrement et d'embrigadement par les partis politiques qui les priveraient de leur liberté et de leur autonomie ». En somme, la défiance des jeunes à l'égard de la politique, surtout de la classe politique, reflète la crise profonde que traverse la société et l'ambiguïté des repères et des référents portés par les jeunes. L'enquête menée en milieu associatif de jeunes à Oran révèle que le choix et les préférences de ces derniers s'orientent principalement vers les associations dont les objectifs sont prioritairement portés sur l'insertion sociale et professionnelle. 29 associations, sur un échantillon de 93, soit 31%, activent pour des objectifs d'insertion professionnelle, suivies par 24 associations culturelles et 20 associations sportives. Les associations relativement dynamiques sont beaucoup plus présentes dans les quartiers périphériques et la banlieue d'Oran. Ce dynamisme s'expliquerait, selon les enquêteurs, par « la proximité, la relative préservation des groupes primaires et le vide en matière d'emploi, d'activités sportives et culturelles ». La ville et le développement urbain ont pour effet la dissolution partielle et progressive des cadres traditionnels et informels de sociabilité. Il existe, toujours selon l'enquête du CRASC, un lien étroit entre les effets négatifs de la croissance urbaine et la participation associative. Ce foisonnement récent du phénomène associatif a été perceptible surtout dans les villes. Elles ont des centres d'intérêts aussi multiples que les populations qu'elles mobilisent. L'enquête menée par le CRASC a touché de nombreux aspects relatifs au fonctionnement des associations, entre autres nous citerons, à titre illustratif, la nature et la date de création des associations, l'évolution et la composante de leurs effectifs, les subventions, leurs rapports avec le politique, etc. Abordant le volet des subventions, il est mentionné : « Les subventions des associations ont fait l'objet de multiples tensions, conflits et pressions en tout genre, notamment de la part des pouvoirs publics. » Elles peuvent, selon l'enquête, traduire deux choses. Premièrement, « l'Etat, par le biais des subventions, peut contrôler, dominer ou moduler sa présence à sa guise et transformer les associations en un instrument de diffusion et d'exécution de sa stratégie et de ses objectifs ». Deuxièmement, « les subventions sont un bon indicateur du degré de liberté et d'autonomie des associations et par extension de l'état de la démocratie de notre société ». 89,5% de l'échantillon étudié ont reçu des aides financières et la part des subventions étatiques représente 80% des aides reçues. Cela démontre clairement, selon l'enquête, le degré de dépendance de ces associations vis-à-vis des pouvoirs publics et le peu de liberté qui leur reste. Rapports avec le politique Les rapports des associations et du mouvement associatif avec le politique ne sont un secret pour personne. Certains n'hésitent même plus à les qualifier de rapports ambivalents et fusionnels à la fois. Le mouvement associatif national a, de tout temps, fait l'objet de convoitises multiples des forces politiques en présence et transformé, le temps des échéances électorales, en un support de soutien décisif. Paradoxalement, en dépit de textes de loi qui préservent l'espace associatif des luttes politiciennes et lui imposent la neutralité, les pouvoirs publics sont les premiers à les violer. Pour les enquêteurs, « les associations peuvent être le lieu privilégié d'une carrière politique pour beaucoup de responsables d'association et une pépinière de militants ». En Algérie, « l'Etat a souvent puisé dans le monde associatif pour promouvoir quelques éléments à des responsabilités politiques. Une autre stratégie d'étatisation du mouvement associatif consiste soit à encadrer les associations par des notabilités connues et influentes, soit à soutenir financièrement les associations pour services rendus à l'Etat ». Les 116 associations qui ont bénéficié de subventions (au moment du déroulement de l'enquête - ndlr) de la part de l'Assemblée populaire de wilaya d'Oran, sur les 500 qui ont formulé la demande, gravitent autour des formations politiques au pouvoir (RND, FLN, MSP). Par ailleurs, les rapports entretenus entre les responsables d'associations et les pouvoirs publics peuvent être une traduction de stratégie que l'Etat déploie pour encadrer et contrôler les associations qu'il considère encore avec méfiance, comme un concurrent et un contre-pouvoir potentiel. Dans ce sens, l'Etat a certes modulé et adapté ses formes de domination, mais il conserve actuellement une grande marge de manœuvre et de possibilité d'inféoder une partie importante du monde associatif actuel. Selon l'enquête sus-citée, le discours officiel des pouvoirs publics répandu çà et là et une brève lecture des textes juridiques relatifs aux associations « font apparaître que l'Etat destine aux associations une fonction de collaboration, de soutien et de support en vue de prolonger certaines de ses activités dites neutres ». En conclusion, tout porte à croire, selon O. Derras, que la rupture avec les pratiques et conceptions hégémonistes dirigistes et méfiantes de l'Etat vis-à-vis du « mouvement associatif » n'est pas à l'ordre du jour. Pour lui, « cette période de gestation encore embryonnaire du fait associatif ne sera dépassable qu'à condition, entre autres, d'un bouleversement du système des valeurs qu'il faut moderniser et une réelle volonté politique de l'Etat envers la reconnaissance et la nécessité d'un contre pouvoir qui puisse équilibrer les différents rapports de force dans notre société ». Sources : 1/ Le mouvement associatif au Maghreb, les Cahiers du CRASC 2/ Les théories des mouvements sociaux - revue Insaniyat n° 8 3/ Le fait associatif en Algérie, le cas d'Oran - revue Insaniyat n°8