Dimanche, plus de 7 millions de Tunisiens vont élire leurs représentants à l'Assemblée constituante. La première élection libre du Printemps arabe après les 23 ans de règne de Ben Ali. Trois jours avant le scrutin, la population se mobilise. Kayated ou makayedtch ? Tu t'es inscris ou non ? La question est sur toutes les lèvres de ceux qui comptent accorder leur voix, dimanche 23 octobre, aux bâtisseurs de la nouvelle Constitution de Tunisie. A une semaine des premières élections de l'après-Ben Ali, président déchu le 14 janvier dernier, les Tunisiens parlent, analysent et font leur propre sondage, quant au scrutin qui met en lice pas moins de 111 partis politiques, en plus des indépendants. A Tunis, l'effervescence des élections est palpable, et les jeunes, 70% de la population tunisienne, s'adonnent à cœur joie au débat, nouveau «jeu découvert» après la Révolution du jasmin. Sur les terrasses de l'avenue Habib Bourguiba, il n'est pas facile de trouver une place ou de se frayer un chemin entre les tables qui regorgent de jeunes impatients de parler. Voilées ou cigarette à la main, autour d'un café ou d'une bière, les Tunisiennes et les Tunisiens n'ont pas changé leurs habitudes. Comme pour camoufler les chars militaires et les fourgons de police omniprésents qui encerclent le ministère de l'Intérieur, situé à la pointe de l'avenue, les jeunes Tunisois, toujours aussi coquets et courtois, apportent une note de douceur à ce décor d'état de siège. En arabe, en français ou encore en anglais, le contact avec les journalistes locaux et étrangers est facile. Il suffit d'ouvrir un enregistreur ou de mettre en marche une caméra, et toute une foule de curieux se forme autour du journaliste, au vu et au su des militaires en treillis et des policiers aux aguets. Se serrer la main «Même si nous avons raté la saison touristique, nous avons pu, en revanche, flirter avec le tourisme révolutionnaire. Des rencontres et débats avec les pays voisins ont vu le jour. La Tunisie d'aujourd'hui peut inviter des militants et opposants et leur donner la parole», témoigne fièrement Elissa Jalloul, membre de l'association Jeunes citoyens vigilants. Etudiante en master en sciences juridiques, Elissa se montre confiante quant aux élections de l'Assemblée constituante. «Les Tunisiens sont inexpérimentés en la matière, certes, et sont également traumatisés par tout ce qui touche à la politique. Le Tunisien des régions enclavées garde toujours en mémoire l'image de Ben Ali descendant de son hélicoptère pour ‘‘s'enquérir de la situation des villages démunis''. Ils sont méfiants car certains partis politiques continuent de promettre avantages et récompenses financiers à ceux qui voteraient pour eux, notamment les personnes âgées, dépourvues de toute culture politique. Mais ceci ne doit pas nous freiner, car nous sommes en train d'apprendre la chose politique, on réapprend à parler, à se connaître et à se serrer la main. Pour cela, j'irai voter dimanche», relativise la jeune Tunisoise. De son côté, Youcef Tlili, 25 ans, président de l'association Forum des jeunes pour la citoyenneté et la créativité, voit en ce scrutin un défi pour les Tunisiens de pouvoir élire les représentants des attentes du peuple. Mêmes têtes «Trois scénarios sont possibles après le 23 octobre. Un, que les Tunisiens votent massivement pour des gens antidémocrates, qu'ils soient d'extrême gauche, des islamistes ou de l'ancien régime. Ces derniers nous feraient entrer dans un nouveau système dictatorial. Le meilleur des scénarios est le deuxième, à savoir la mise en place d'une Constitution du XXIe siècle, moderne et ouverte sur l'avenir, qui intègre les nouvelles techniques du droit constitutionnel moderne. Le dernier cas de figure est le plus plausible : une Constitution de type libéral selon le modèle français, qui soit meilleure que celle de Ben Ali, mais qui ne satisfait pas les aspirations du peuple.», analyse Youcef. Autre réalité : l'empressement de voir une démocratie s'instaurer et «les anciennes têtes» disparaître pousse certains jeunes à la désillusion, voire au pessimisme, à l'instar de Farid. Vendeur chez une grande marque de vêtements, Farid se «méfie tout simplement» de l'enjeu électoral, en faisant son «bilan» des derniers évènements. «Qu'est-ce qui a changé depuis le 14 janvier ? A-t-on rajeuni les décideurs, les institutions ? Nous voyons à longueur de journée les mêmes têtes à la télévision, le plus jeune a au moins la soixantaine ! Quel serait mon avenir, à 23 ans, en Tunisie ? La dictature disparaîtra-t-elle de sitôt ? Ça m'étonnerait. Mon avenir est en Allemagne», assure-t-il. Pas nés d'hier Depuis quelques jours, les médias tunisiens et étrangers font de la polémique de Nessma leurs choux gras. Après la diffusion de Persépolis sur cette chaîne privée, une marche a été organisée vendredi dernier afin de dénoncer une scène jugée «blasphématoire» du film d'animation franco-iranien, représentant Dieu sous les traits d'un vieil homme barbu. «Les ‘‘barbus'' qui sont sortis dans la rue ne sont pas nés hier. Ils existaient déjà sous le règne de Ben Ali, mais ils ne pouvaient pas s'exprimer comme le reste des Tunisiens. On veut nous faire croire qu'il y a une montée de l'islamisme ou du salafisme depuis la Révolution. C'est faux, ces gens ont toujours été là, sauf qu'on ne les voyait pas. Il faut arrêter de nous manipuler et d'essayer de nous faire craindre le pire en nous rappelant la triste expérience algérienne. Le peuple tunisien est semi-laïc, il ne permettra pas au wahhabisme importé d'ailleurs de prendre racine chez nous», soutient Elissa Jalloul. Même son de cloche chez Moncef Taleb, ingénieur du son : «J'ai confiance en mes concitoyens, en particulier les jeunes. Les islamistes ont le droit d'exister et d'exprimer leurs idées. Si nous commençons d'emblée à étouffer les gens, on ne peut parler de démocratie. Ils ont le droit de se présenter aux élections dans le cadre du respect des libertés des uns et des autres. La Tunisie peut vivre dans le partage des idées et des sièges», affirme-t-il.