Les prémices d'un scénario à l'algérienne commencent à se manifester en Tunisie à deux mois de l'élection d'une Constituante devant définir la nature du régime. Les électeurs ne se sont pas empressés de s'inscrire en masse sur les listes électorales dont la révision s'est clôturée dimanche dernier après une prolongation de cinq semaines. La moitié des électeurs ne s'est inscrite que dimanche dernier, mue en cela par le risque de voir les islamistes dominer la prochaine consultation électorale décisive pour le devenir politique du pays. Selon un membre de l'instance électorale indépendante, la barre des 50% a été dépassée avec 3,7 millions d'électeurs potentiels inscrits. Rappelons que le corps électoral national tunisien est composé d'environ 7 millions d'électeurs, en plus des résidents à l'étranger (entre 700 000 et 800 000). L'ISIE tiendra aujourd'hui une conférence de presse pour annoncer les chiffres définitifs du corps électoral et des inscrits. Cette instance devait lancer hier une campagne exceptionnelle d'inscription réservée aux militaires et policiers ayant réintégré la vie civile, aux jeunes qui auront atteint 18 ans après la clôture des inscriptions et aux personnes ayant recouvré leurs droits civiques. Le renouvellement des listes électorales est fondamental pour les Tunisiens dans la mesure où l'échéance à venir doit déterminer la nature du régime politique et donner des indices sur la couleur politique de ceux qui vont gouverner le pays lors des élections présidentielles et/ou législatives qui interviendront après l'élection de la Constituante le 23 octobre prochain. Une course contre la montre est engagée entre les différents courants politiques pour inciter les citoyens à renouveler les listes électorales. Les réseaux sociaux tunisiens, initiateurs de la révolte qui a bouleversé le pays, mènent de leur côté une campagne appelant leurs contacts non inscrits à se hâter vers les bureaux d'inscription. Cette opération a commencé le 11 juillet dernier. La date limite était fixée au 2 août, mais vu la faible mobilisation, le président de l'ISIE, Kamel Jendoubi, a prorogé la période de deux semaines avant d'annoncer le recours à l'inscription automatique pour ce premier scrutin post-Ben Ali. En juin, le Premier ministre tunisien de transition, Béji Caïd Essebsi, a annoncé le report des élections initialement prévues le 24 juillet au 23 octobre, suite à la demande de l'ISIE. L'importance des inscriptions ne se limite pas aux prochaines élections de la Constituante chargée d'instaurer les nouvelles institutions du pays. Si les Tunisiens avaient répondu présents, cela auraient permis d'établir de nouvelles listes électorales, totalement indépendantes des listes du ministère de l'Intérieur qui falsifiait les élections sous Ben Ali. Faible mobilisation des électeurs L'ISIE, considérant la faible mobilisation des Tunisiens, avait décidé début août de recourir à l'inscription automatique. Ce mode ne permet cependant pas aux électeurs de voter dans le bureau de leur choix. Il se base sur les données des cartes d'identité nationales, recueillies par l'ISIE auprès du ministère de l'Intérieur. Prochaines étapes : 20 août, vérification des listes des électeurs, 30 août, publication du décret de convocation des électeurs et 1er octobre lancement de la campagne électorale. Après le battage médiatique pour inciter les électeurs à s'inscrire, le défi pour l'ISIE, les partis politiques et le gouvernement consiste à éviter que les premières élections libres ne soient remportées par l'abstention. L'abstention est favorable au courant minoritaire numériquement mais très actif qu'est l'islamisme. Ce fut le cas en Algérie en 1991, lorsque le FIS a remporté la majorité absolue des voix avec seulement 23% des 12 millions d'électeurs inscrits. Ce taux totalise 3,6 millions de voix pour le FIS. Alors que 5 millions d'électeurs ont boycotté les urnes ou se sont abstenus. Cependant, en Algérie, c'est aussi le mode électoral uninominal à deux tours qui a favorisé ce résultat kafkaïen. En Tunisie, le texte proposé définit un mode électoral proportionnel avec 33 circonscriptions : chaque gouvernorat est considéré comme une circonscription, à l'exception de ceux de Tunis, Sfax et Nabeul qui sont découpés en deux circonscriptions et de six circonscriptions également prévues pour la communauté tunisienne à l'étranger qui élira 19 des 218 membres. Chaque circonscription reçoit un quota de quatre à dix sièges en fonction de sa population, soit un pour 60 000 habitants, avec une bonification d'un siège pour les gouvernorats de l'intérieur du pays. La classe politique tunisienne Le spectre de la scène politique tunisienne n'est pas différent de celui qu'a connu l'Algérie en 1989. Il s'étend de l'extrême gauche à l'extrême droite. La seule différence réside dans le fait que certains partis étaient légaux en Tunisie de Ben Ali, mais considérés comme des partis croupions dans la mesure où ils ont composé avec le RCD complice de l'oppression et de la chape de plomb qui a muselé les Tunisiens pendant plus de 24 ans. Après la chute du régime de Ben Ali, 92 partis, dont une quinzaine était en clandestinité sous le règne de Ben Ali, ont été légalisés. Ces partis représentent un large spectre idéologique allant de l'extrême gauche à la gauche classique, à la droite libérale et conservatrice, au baâthisme panarabiste, à l'islamisme modéré et radical. Cependant, aucun courant politique ne domine la scène politique tunisienne, d'autant plus que le mouvement associatif est assez étoffé aussi et se méfie des politiques, ce qui compromet des alliances et des rapprochements d'intérêts. Pourtant, Ennahda semble disposer d'une assise sociale structurée, stable et influente, notamment dans les villes et villages de l'intérieur du pays. On peut donc dire que le mouvement islamiste tunisien est mieux loti que ses concurrents idéologiques et politiques en raison notamment de la situation sociale précaire qui pousse les masses à se jeter dans les bras des faiseurs de discours religieux. Si aucune majorité absolue ne sera élue à la prochaine constituante, le jeu d'alliance politique dominera en revanche la phase préélectorale et postélectorale. Mais la surprise risque de venir du RCD dissous dont l'influence clientéliste, tribale et régionale reste presque intacte, surtout dans les régions de l'intérieur. En effet, les anciens responsables, aussi bien nationaux que régionaux et locaux du RCD, sont des notables et continuent d'exercer de différentes manières une influence sur les populations exclues de toute forme de développement. Au-delà de ce constat, les anciens du RCD ont même créé des partis politiques et comptent bien poursuivre leur carrière opportuniste sous d'autres couvertures. Tendances lourdes L'état actuel de la scène politique en Tunisie n'offre pas une lisibilité des perspectives et de la nature du futur système institutionnel et politique. Cependant, on peut d'ores et déjà affirmer qu'aucune tendance politique ne peut prétendre dominer le paysage politique, encore moins la prochaine constituante, pour décider seule de l'avenir du pays. Connus pour leur sens du compromis, les Tunisiens seront obligés de composer avec leur propre réalité et de tirer les leçons des expériences de pays voisins, notamment l'Algérie. A ce titre, et en raison de l'atomisation des différents courants politico-idéologiques, c'est le système actuel qui sera le grand gagnant dans la mesure où il va s'officialiser et s'institutionnaliser, d'autant plus que les puissances mondiales ne permettront jamais ni aux islamistes ni aux marxistes de définir les grands axes de la future constitution ni de dominer les futures institutions de la Tunisie. Le personnel politique tunisien étant en majorité d'obédience rcdiste, ce sont ces derniers qui vont se recycler et infiltrer les partis libéraux modérés pour siéger dans la future constituante. Cette tendance est d'autant plus plausible que les activistes de la révolte de janvier dernier ne se lassent pas de dénoncer les manœuvres visant à réhabiliter les anciens cadres du RCD et de les placer dans des postes-clés dans la perspective des prochaines échéances décisives. Cette tendance devient encore plus lourde lorsqu'on sait que ceux qui pilotent les réformes actuelles sont les anciennes figures du système en voie d'être régénéré. Aucune autre alternative n'est viable puisque les restes du système Ben Ali, notamment son appareil répressif, ont réussi à affaiblir le souffle de la révolte des jeunes tunisiens et les culpabiliser quant à la situation socioéconomique du pays. La ressource du pays étant affectée par les manifestations ininterrompues et les prémices d'une violence qui s'installe dans certaines régions empêchant les touristes de se rendre en masse en Tunisie. Le 23 octobre prochain sera annoncée la fin de la récréation pour ces jeunes qui rêvent d'une révolution devant bouleverser l'ordre établi et fonder une deuxième république modèle pour toute la région arabe, comme le fut leur révolte qui a chassé le dictateur. A. G.