L'islamisme politique fait intensément débat, aujourd'hui, depuis que les révolutions arabes ont renversé les dictatures en Tunisie, en Egypte et tout récemment en Libye. La vraie question qui interpelle les têtes bien pensantes et les politologues occidentaux, en fait, est de savoir s'il était judicieux d'aider ces révolutions (et même de les armer) pour les voir, en fin de parcours, plaider pour l'instauration de projets de sociétés sur la base de la charia, autrement dit des choix de gouvernance qui seraient à leurs yeux très loin des projections démocratiques sur lesquelles beaucoup d'espoirs étaient nourris. Remplacer donc des systèmes autoritaristes par d'autres encore plus rigides, s'ils ne sont pas considérés comme pure négation des libertés et de la défense des droits de l'homme, est un aboutissement qui semble avoir pris de court les establishments européens qui avaient concocté les scénarios les plus fantaisistes avant de revenir à la dure réalité. Si avec l'Egypte, le tableau ne paraît pas encore tout à fait éclairci en attendant les prochaines échéances électorales qui s'avèreront déterminantes bien qu'elles ne laissent planer aucun doute sur les options islamistes — voire même carrément intégristes — qui se confondent naturellement avec les aspirations de la majorité des populations du Nil, les ralliements à la loi coranique de la Libye par proclamation et de la Tunisie par le biais des premières élections libres de son existence ont résonné dans l'air, pour les «alliés occidentaux», comme des coups de tonnerre qui ébranlent bien des certitudes. A l'évidence, les calculs paraissent faussés à partir du moment où, dans les pays cités, les visions ont pris une autre direction qui rend, sur les plateaux des télévisions internationales, les argumentaires moins percutants. On passe de l'euphorie d'apparence intelligente au cafouillage le plus déroutant pour essayer d'analyser des changements de cap qui coulaient pourtant de source lorsqu'on connaît les fondements culturels et doctrinaux de ces sociétés. Il reste que le point central du débat qui semble aujourd'hui tellement inquiéter les occidentaux tourne autour de l'idée de savoir si l'islamisme politique serait capable de s'adapter à la démocratie telle que pensée et vécue par eux. Vaste programme pour les représentants du monde dit libre, qui ont pris l'habitude de vouloir imposer leur label et l'exporter clés en main vers les pays arabo-musulmans notamment, sans trop se soucier de savoir si ces derniers ont les capacités de forger leurs propres modèles qui se façonnent d'abord à partir de la religion. On le voit aujourd'hui avec les pays du Maghreb qui ont fait la révolution : il n'est nullement question, dans leurs Constitutions présentes ou à venir, de séparer le politique du religieux, bien au contraire. C'est sur cette équation qu'une fois à la tête des Etats, les islamistes misent pour construire leur pouvoir de domination axé principalement sur le devoir de moralisation de la société avant toute considération de développement économique, social ou culturel. Les islamistes du monde entier se mobilisent, faut le souligner, quelles que soient les circonstances, pour le même projet de société, ce qui rend la version de l'islamisme modéré compatible quelque peu illusoire ou désuète, même si cette particularité a été inventée pour amortir les chocs et permettre de cultiver un maigre espoir de voir les pays musulmans s'ouvrir aux notions de liberté plurielle sans porter atteinte aux valeurs religieuses qu'ils défendent. Alors, est-ce donc vraiment impossible que la démocratie, au sens plein et noble du terme, puisse être instaurée dans ces pays où on l'a longtemps assimilée à une hérésie ? Et pourquoi, au fait, les islamistes font-ils tellement peur à tous ceux qui ne partagent pas leurs idées et leurs programmes ? C'est dans cette double préoccupation que se situe en vérité l'enjeu capital des changements de liberté auxquels aspirent les peuples arabes chez qui la jeunesse ne reste pas inactive, loin s'en faut. Refusant le fatalisme, des voix, notamment parmi les générations montantes, en Egypte et en Tunisie, s'élèvent de plus en plus pour sortir de l'infernal engrenage du despotisme qui change simplement de nature quand ce sont les intégristes qui s'annoncent pour prendre la place des militaires. On observe dans cet ordre que même si sa déclinaison n'est pas encore évaluée à sa juste proportion, l'islamisme n'occupe certes plus comme avant l'espace idéologique, mais demeure pourtant comme un épouvantail dont on ne sait pas exactement par quel bout il faut le prendre pour le faire rentrer dans les rangs… de la démocratie. Est-il à ce point réfractaire aux contingences du monde moderne qui n'accepte plus l'asservissement des peuples sous quelque forme que ce soit ? Les plus radicaux répondront pas l'affirmative, mais les Tunisiens sont en train de donner une singulière leçon de lutte militante pour ne pas accepter le fait accompli qui serait ruineux pour leur pays. En se mobilisant en masse pour se dresser contre le danger intégriste représenté par le parti de Ghannouchi qui s'était, faut-il le rappeler, totalement éteint sous le régime de Ben Ali, les démocrates tunisiens introduisent la démarche la plus salutaire, qui paraissait suicidaire jusque-là, celle de combattre fermement les ennemis de la République au lieu de les laisser prospérer sans résistance, tout en ayant à l'esprit que la révolution tunisienne a été le produit des jeunes avant que les islamistes ne cherchent à la confisquer à travers leurs discours et comportements populistes. Cela nous ramène à la révolution d'Octobre 1988 faite par nos jeunes pour mettre fin à la dictature du FLN, laquelle a été proprement détournée a leur profit par les troupes de Abassi Madani et Ali Benhadj dont les agissements ont ensanglanté l'Algérie pendant toute la décennie noire. L'Algérie a payé un lourd tribut pour sa liberté, mais les calculs des politiciens véreux ont tout remis en question. Fasse que la Tunisie et l'Egypte, qui sont à la pointe du combat démocratique dans le Monde arabe, ne tombent pas dans le même travers.