Le vent de révolte sociale et démocratique qui souffle sur le Monde arabe n'a épargné ni les pays pauvres en ressources, comme la Tunisie et la Jordanie, ni ceux riches et pétroliers, comme Bahreïn et l'Algérie(1). Il a secoué des régimes dissimulant leur autoritarisme sous une démocratie de façade, comme l'Egypte et le Yémen, aussi bien que d'autres ouvertement dictatoriaux, comme le régime libyen. L'unité géopolitique de la région s'étendant «du Golfe à l'océan», pour employer une formule arabiste rituelle, s'est manifestée sous la forme inattendue de luttes synchronisées pour la justice et la liberté. Ces luttes ont pris pour cible des pouvoirs autocratiques, pour certains installés depuis des dizaines d'années, et qui n'entendaient se régénérer que dans le cadre rassurant des successions familiales, les despotes vieillissants cédant leur trône à leur postérité. Il n'est pas étonnant que leur simultanéité revigore les thèses panarabistes. Plusieurs sections nationales du parti Baath ont salué une formidable «révolution arabe» en marche(2). Beaucoup d'intellectuels arabistes, bien plus influents que cette organisation panarabe affaiblie par la chute du régime de Saddam Hussein et le discrédit de son frère ennemi syrien, se sont fait l'écho de ces proclamations enthousiastes. Pour l'Egyptien Yahia Al Qazzaz, par exemple, «ce à quoi nous assistons comme expansion révolutionnaire ne peut être décrit comme une suite de révolutions nationales. Il s'agit bien d'une révolution sans précédent de la nation arabe, dont l'étincelle s'est allumée en Tunisie et la base s'est établie en Egypte, au regard de sa position de plus grand Etat arabe(3)». Ce réveil arabe(4) est présenté comme un probable prélude à un mouvement d'unification transnational : «La question demeure posée de savoir s'[il] peut fournir le fondement d'un régime de gouvernement à caractère unioniste, fédéral ou confédéral […]. C'est ce que je souhaite, c'est notre vieux rêve à tous !» D'autres intellectuels partagent les affirmations arabistes de Yahia Al Qazzaz bien qu'ils ne s'interrogent pas, comme lui, sur l'éventuel prolongement «unioniste» des intifadhas arabes. Le Jordanien Abdallah al Naqrash écrit : «Le fait est que, sous une forme ou une autre […], il y a des révolutions arabes en Tunisie, en Egypte, au Yémen, en Libye(5)». Le Soudanais Taha Al Noâmane n'hésite pas, lui non plus, à regrouper ces soulèvements sous le vocable de «deuxième révolte arabe(6)», la première étant celle qui, en 1916, a vu la péninsule arabique et une partie du Levant déclarer la guerre aux Ottomans, avec le soutien actif des Britanniques : «En dépit des différences apparentes entre leurs directions et certains points de leurs agendas, il y a entre ces deux révoltes des éléments communs essentiels, au cœur desquels se trouve la libération de la volonté de la nation (arabe ; ndlr).» Plus nuancé, un autre écrivain soudanais, Ayman Souleymane, juge que «la véritable grande révolte arabe œuvrant à la réalisation de l'indépendance et de l'unité véritables», est celle qui a commencé en Tunisie à la fin de l'année 2010 et non «la révolte anglaise du Chérif de La Mecque(7)». Les régimes arabistes aussi contestés A bien les examiner, de tels discours ressemblent à des extrapolations qui ne se fondent sur rien, sinon l'unité spatiotemporelle de ces intifadhas, que la presse mondiale, par commodité, rassemble sous le nom générique de «Printemps arabe». Il est relativement facile de leur opposer des faits qui établissent le caractère primordialement national de chacune d'elles. Les pouvoirs à prétention nationaliste-arabe, comme celui de Mouâmmar El Gueddafi – et, dans une moindre mesure, celui de Bachar Al Assad(8) – n'échappent pas à la colère populaire. Des minorités linguistiques, dont la conscience anti-arabiste s'est aiguisée ces vingt dernières années, ont pris part aux protestations : en Algérie et en Libye, les groupes berbérophones y ont activement participé ; au Maroc, la reconnaissance du berbère en tant que langue officielle a été une des revendications des manifestations du 20 février 2011, au même titre que l'adoption d'une Constitution démocratique. La solidarité interarabe s'est exprimée, quant à elle, de façon moins massive qu'en d'autres occasions. Des marches ont bien eu lieu en Egypte en soutien aux Tunisiens et aux Libyens et en Tunisie en soutien aux Egyptiens. Toutefois, elles n'ont pas mobilisé ces dizaines de millions qui, en 1990-1991, des jours durant, avaient condamné l'intervention militaire alliée en Irak. Si des slogans dénonçant l'Etat hébreu ont pu être scandés au Caire et à Tunis et qu'on a pu voir sur les murs de Benghazi des graffitis qualifiant Mouâmmar El Gueddafi d'«agent d'Israël et de l'Amérique», il est difficile d'affirmer que la cause palestinienne a conservé, dans ces contestations, sa position de «cause centrale des Arabes» pour utiliser un lieu commun de la rhétorique arabiste. (A suivre)
Notes : -(1) Cet article a été publié initialement en traduction anglaise dans Perspectives Middle East, numéro spécial : «The Arab world in revolt», avril 2011. Il paraît ici avec l'accord de la revue Afkar-Idées qui en a publié la version française originelle dans son n°30 (juin 2011). La note n°15 a été ajoutée pour cette version publiée par El Watan. -(2) Dans une déclaration de l'instance exécutive du Baath en Tunisie, datée du 11 février 2011 (la page facebook de cette organisation), nous lisons : «La révolution de la fière Egypte, prolongement de la révolution arabe tunisienne, est un lumineux repère sur la voie de la révolution arabe globale afin d'abattre les régimes corrompus et despotiques qui ont consacré le morcellement (de la nation arabe, ndlr).» Nous lisons, dans une déclaration datée du 1er février 2011 du Parti de l'avant-garde arabe et socialiste du Liban, une organisation également baathiste (la page facebook «Al ourouba al jadida») : «Si les révolutions des peuples tunisien et égyptien se sont manifestées sous un aspect de classe, celui des revendications de pain et de travail, elles, ont un autre visage, national-arabe.» -(3) Cet article a été publié le 22 février 2011 sur beaucoup de sites nationalistes arabes comme «Al ba's al arabi» (la force arabe) et «Zaman al arab» (le temps des Arabes). (4) L'auteur donne pour preuve de la réalité de ce réveil arabe une déclaration de l'ancien chef d'état-major de l'armée israélienne, Gabi Ashkenazi, qui, commentant le soulèvement du 25 janvier 2011 en Egypte, a préconisé «plus de modestie dans nos jugements sur le Monde arabe». Cette déclaration a été rapportée le 15 février 2011 par le journal égyptien Al Badil (www. http://elbadil.net). -(5) Article intitulé «Enseignements de l'actuelle révolution arabe», paru le 2 mars 2011 sur le site internet de l'agence de presse jordanienne AmmonNews (http://ammonnews.ne). -(6) Article intitulé «La deuxième grande révolte arabe», paru le 1er mars 2011 dans le journal soudanais Akher Lahza (http://www.akhirlahza.sd). -(7) Article intitulé «La vraie et la fausse grande révolte arabe», paru le 23 février 2011 dans le journal électronique soudanais Sudanile (http://www.sudanile.com). -(8) Cet article a été rédigé au tout début de la révolte syrienne, avant son extension et sa radicalisation (ndlr).