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«L'Occident préfère l'élite militaire pour un changement progressif» Influence étrangère sur les processus politiques en cours dans le monde arabe, selon Fawaz Gerges
De nombreux analystes s'accordent à dire que les révoltes populaires arabes ont pris de court aussi bien les pouvoirs dictatoriaux en place que les Occidentaux qui avaient pour réputation d'être derrière de nombreux coups d'Etat dans plusieurs pays, notamment ceux du tiers-monde. Des chercheurs universitaires, spécialistes de géopolitique et fins connaisseurs du monde arabe, ont affirmé que ce qui s'est passé en Tunisie, puis en Egypte, au début de l'année 2011, est le résultat de l'autoritarisme des régimes locaux qui ont poussé les populations à se révolter. Les observateurs de la scène politique, dans cette partie du monde qui s'étend du Maroc jusqu'à la péninsule Arabique, ont insisté sur le caractère «spontané» du soulèvement de la rue arabe contre les inégalités sociales, l'exclusion et la marginalisation économique dont des millions de personnes sont victimes depuis des décennies. Au début des manifestations, que ce soit en Tunisie ou en Egypte et tout comme en Libye, les capitales occidentales ont observé une certaine retenue dans leurs appréciations et les discours de leurs dirigeants. Tout en se prononçant en faveur de la volonté des peuples tunisien et égyptien à imposer pacifiquement le jeu démocratique dans ces deux pays respectifs, les capitales occidentales n'avaient pas voulu lâcher les deux présidents déchus. Zine Abidine Ben Ali et Hosni Moubarak arrangeaient énormément les intérêts occidentaux et il n'était pas donc évident que Washington, Paris ou Londres, pour ne citer que ceux-là, abandonnent facilement ces deux désormais ex-dictateurs et laisser effondrer brusquement leurs régimes. Fawaz Gerges, professeur à la London School of Economics, fournit une analyse percutante sur l'attitude occidentale depuis le déclenchement du processus politique en cours dans le monde. L'Occident préfère l'élite militaire au peuple Selon le professeur Fawaz Gerges, l'Occident a une perception stéréotypée du monde arabe. Pour l'Occident, le monde arabe, majoritairement musulman, est «un monde bipolaire», dominé par deux entités qui se disputent le pouvoir, en l'occurrence l'élite dirigeante et les activistes islamistes (comme le Hamas palestinien, le Hezbollah libanais ou les Frères musulmans en Egypte). Cette perception est dominante surtout chez Washington qui ne veut pas «laisser les peuples arabes déterminer leur destin». Outre le fait que l'administration du Président Barack Obama soit préoccupée par sa «lutte politique et économique contre la Chine», les Etats-Unis «ont peur que les pays arabes fassent un mauvais choix et livrer donc les fruits de leurs révolutions à des parties extrémistes, particulièrement islamistes», a expliqué Fawaz Gerges lors de son intervention au colloque organisé en marge de la 16e édition du Salon international du livre d'Alger, sous le thème «Le monde arabe en ébullition : Révoltes ou révolutions». «Obama a hésité de se positionner en faveur des peuples arabes révoltés contre leurs régimes autoritaires parce qu'il avait peur que les forces réactionnaires s'accaparent du pouvoir. Les Etats-Unis et même les autres pays occidentaux nourrissent de grands soupçons devant le changement de régimes dans le monde arabe et ailleurs.» Il est nécessaire de rappeler que les anciens membres du régime de Ben Ali ont pris part au processus de transition en Tunisie même s'ils ne sont pas nombreux par rapport aux dirigeants de l'opposition, en manque d'expérience dans la gestion des affaires publiques. En Egypte, en dehors de la personne de l'ancien chef du renseignement le général Sleimane qui a été évincé après la chute de Moubarak, c'est l'armée qui a pris les choses en main pour assurer une meilleure transition et organiser les futures élections présidentielles et législatives ainsi que l'adoption d'une nouvelle constitution pour l'Egypte. C'est à partir de ce constat que Fawaz Gerges a conclu que Washington «préfère les élites militaires et les élites dirigeantes issues des régimes en place aux populations révoltées» qui sont pour les capitales occidentales une équation à plusieurs inconnues. Pour Washington et ses alliés occidentaux, «vaut mieux faire confiance aux élites militaires locales pour imposer un changement progressif à l'intérieur même des régimes arabes au lieu de laisser le terrain libre aux extrémistes de tous bords pour récupérer la colère citoyenne à leur profit, ce qui va engendrer des situations dangereuses pour ces pays et pour le reste du monde», a insisté M. Gerges. Intérêts économiques et géostratégiques Tout est une question de sauvegarde des intérêts économiques de ces pays développés qui préfèrent le statu quo aux changements violents de régimes politiques dans le monde arabe. La propagation des révoltes à la Syrie, au Yémen et à Bahreïn a compliqué davantage les choses. Etant donné que les Occidentaux n'ont pas une seule approche, ils étaient donc contraints d'adopter leurs réponses selon leurs intérêts pour chaque pays arabe touché par les contestations populaires, a expliqué le chercheur américain d'origine libanaise, relevant toutefois la différence de l'attitude occidentale envers ce qui se passe en Afrique du Nord et dans la péninsule Arabique. Devant le vide laissé par la diplomatie américaine au Moyen-Orient, la France a essayé d'occuper le terrain en adoptant des positions fermes contre la répression meurtrière dont est coupable le régime de Damas en Syrie. Il en est de même de la position du reste des Etats membres de l'Union européenne qui ont voté de nombreuses sanctions diplomatiques et économiques contre la Syrie. L'Union européenne a imposé un embargo sur l'achat du pétrole syrien dont 95% de la production est justement exportée vers le Vieux Continent. Bruxelles a même appuyé et proposé au Conseil de sécurité de voter de nouvelles sanctions à même de contraindre Bachar Al-Assad à quitter le pouvoir en Syrie, malgré le soutien indirect de la Chine et de la Russie qui ont opposé leur veto à New York. Concernant le cas du Yémen, le président américain a changé de ton envers le président Ali Abdallah Saleh, au pouvoir à Sanaa depuis 33 ans. Washington ne demande plus à Saleh de quitter le pouvoir mais de mettre en œuvre le plan de transition élaboré par le Conseil de coopération du Golfe (CCG) et stipulant, entre autres, l'organisation d'une présidentielle anticipée. Le changement de ton de l'administration américaine est motivé, selon Fawaz Gerges, par les enjeux économiques (richesses pétrolières et minières) et géostratégiques (la lutte contre le terrorisme et la position des pays du Golfe face à l'Iran). Les Etats-Unis ne veulent pas lâcher prise dans cette région et préfèrent Saleh et les familles régnantes en Arabie Saoudite, aux Emirats arabes unis et à Bahreïn à l'émergence de nouvelles classes dirigeantes issues des révoltes populaires. C'est ainsi que Washington a fermé les yeux devant la contre-révolution qu'il y a eu à Bahreïn où la contestation des chiites (majoritaires dans ce pays) a été étouffée par l'envoi d'un millier de soldats saoudiens des forces armées du CCG. En Syrie, les choses sont plus compliquées, ce qui pousse les Etats-Unis à être plus prudents même s'ils adoptent un ton virulent contre le régime d'Al-Assad qui ne semble pas inquiet devant une éventuelle intervention militaire, comme ce fut le cas en Libye. Le chercheur américain note, par ailleurs, que l'Arabie Saoudite a énormément influencé la position américaine dans les pays du Golfe. «L'Arabie Saoudite a exercé une forte pression sur les Etats-Unis pour qu'ils n'abandonnent pas la famille régnante à Bahreïn. Les Etats-Unis ont accepté les changements en Afrique du Nord mais pas aux pays du Golfe parce qu'ils ont plus d'intérêts dans cette région», a expliqué encore Fawaz Gerges. Faut-il attendre une évolution positive de l'Occident ? Depuis le déclenchement des révolutions arabes, les Occidentaux ont adopté une attitude attentiste, empreinte de beaucoup de méfiance envers le processus de transition qu'ils veulent et pensent pouvoir gérer. Cette position va-t-elle évoluer pour un soutien concret et ouvert des futurs gouvernements et classes dirigeantes ? Le professeur Fawaz Gerges s'est montré pessimiste. «Nous n'avons pas vu d'initiatives majeures des Occidentaux pour aider les pays arabes qui vivent cette ébullition politique. Depuis toujours, aucun investissement structurel n'a été effectué dans ces pays où tout est à faire. En dehors de la rhétorique et des discours, ni Washington, ni Paris ou Londres n'ont daigné apporter un soutien concret à ces révolutions pour sortir les pays arabes de la crise politique qui les laisse à la traîne», a déclaré M. Gerges. «Il ne faut pas s'attendre à un changement des paradigmes dans la politique étrangère américaine et occidentale en général pour les années à venir. Le monde arabe a besoin d'un plan Marshall et l'Occident n'est pas enclin à aider les peuples des pays touchés par les révoltes pour rebâtir leurs économies», a-t-il ajouté, estimant que «l'année prochaine sera dangereuse pour ces pays. Car les aspirations de leur jeunesse ne sont pas en phase avec la réalité internationale». L. M.